Le penseur souverain, quand il est sur la terre,
Parle haut et commande ; il tʼobéit, ô Mort !
Il fait trembler le monde au bruit de sa crinière
Et lʼimmensité dit : Cʼest le lion qui sort.
Mais quand il meurt, sa tête incline sa pensée,
Il perd lʼongle et la dent, et nul ne se souvient
Du lion qui rugit la narine froncée,
Et le firmament dit : cʼest un oiseau qui vient.
O mon Dieu ! jʼagenouille à tes pieds mes victoires.
Hamlet, Lear, à genoux ! à genoux Roméo !
Courbez-vous, mes drapeaux, devant le dieu des gloires,
Vous chantiez homini, la tombe dit Deo.
Ainsi que ces captifs qui suivaient dans les fêtes
Couronnés mais vaincus, Césars, vos chars vermeils,
Mes chefs-dʼœuvre en deuil, Dieu fait incliner vos têtes.
Hamlet, vêtu de noir, doit suivre les soleils.
Lʼinfini tout-puissant à son char vous enchaîne.
Votre abdication lui fait sa royauté.
Vous étiez souverains et Juliette reine.
Shakespeare a descendu, mais son âme a monté.
Vivants, nous nous nommons Shakespeare et lui Molière,
Nous faisons des soleils avec les passions,
Et notre œuvre, créant des mondes de lumière,
Emplit lʼesprit humain de constellations.
Morts, nous nous écartons, humbles, sous les étoiles
Nous nous cachons, rêveurs, derrière nos tombeaux,
Et là nous regardons lʼimmensité sans voiles.
Lʼastre éternel éteint les terrestres flambeaux,
La mort prend lʼart humain sous ses immenses ailes,
Lʼemporte au fond des cieux et lui montre Vénus
Et lui dit : ce sont là les œuvres éternelles.
Lʼart est un pâtre obscur qui marche les pieds nus.
Il passe dans la plaine à lʼheure où le jour baisse,
Guidant lʼhomme qui suit son pas puissant et doux,
Grand pour le noir troupeau que son bras mène en laisse,
Debout pour lʼhorizon, mais pour lʼastre à genoux.
Mais quoique vous soyez petits pour Dieu, poètes,
Ne dites pas : cʼest peu. Quʼimporte notre effort !
Continuez, penseurs, les choses que vous faites.
Ce nʼest pas un larron que lʼombre de la Mort !
Ne dites pas : la Mort vient dans le cimetière,
La nuit, à pas furtifs, et comme un ennemi,
Vole lʼenfer à Dante et Tartuffe à Molière,
Et prend son épitaphe au génie endormi.
Non, poètes, la Mort nʼest pas un noir fantôme
Embusqué lâchement aux portes du tombeau.
Le sépulcre nʼest pas, sur la route de lʼhomme,
Un piège que Dieu tend au grand, au juste, au beau.
Non, la Mort cʼest la vie affranchie et superbe,
Cʼest le semeur du ciel, cʼest le grand moissonneur
Qui coupe sur la tombe une dernière gerbe
Et jette sa moisson sous les pieds du Seigneur.
Lʼœuvre terrestre vit, lʼœuvre terrestre règne,
Cʼest notre clef dʼamour pour entrer dans lʼazur ;
Que notre bras tressaille et que notre front saigne,
Jusquʼau ciel, pierre à pierre, élevons notre mur.
Créons ! créons ! soyons la phalange indomptée !
Molière fait Tartuffe et je fais Iago.
Aujourdʼhui Phidias et demain Prométhée,
Aujourdʼhui moi, Shakespeare, et demain toi, Hugo.
O mon Dieu ! laisse-leur, à ces pauvres poètes,
Laisse à tous ces penseurs leurs consolations.
Laisse les croire en eux, car ils sont tes prophètes.
Fais-leur la charité de leurs créations.
Sʼils se croyaient moins grands, ils seraient moins sublimes.
Ils croiraient moins en toi sʼils croyaient moins en eux
Leur force, cʼest leur foi. Ton ciel est sur leurs cimes,
La moitié de leur culte est de se croire dieux.
Tu ne veux pas, Seigneur, tuer le Misanthrope,
Tu ne veux rien tuer de ce qui rayonna,
Tu ne veux pas tuer ton doux esclave Ésope,
Tu nʼes pas lʼIago de ma Desdemona.
Tu ne veux pas tuer Juvénal et Cervante,
On nʼest pas assassin quand on sʼappelle amour ;
LorsquʼEschyle tremblant met avec épouvante
Prométhée au carcan, tu nʼes pas le vautour :
Tu veux que lʼon soit grand, même en étant pygmée.
La voix nʼimpose pas silence à ses échos,
Et lorsque tes clairons chantent ta renommée,
Ils ne font pas crouler, Seigneur, nos Jérichos,
Quʼà bâtir son tombeau notre œuvre sʼévertue.
Faisons ce tombeau grand, ce ne sera pas peu.
Mettons-y seulement une telle statue
Que son oreille atteigne à la bouche de Dieu.
Quand Eschyle, pensif, sculpte lʼâme dʼOreste,
Quand Cervantes, songeur, fait son grave hidalgo,
Quand lʼamer Poquelin plie sous le front dʼAlceste,
Quand jʼendors Desdemone à lʼombre dʼIago ;
Lorsque dans Caliban je peins lʼêtre vorace,
Ou que dans Richard III je peins lʼhomme inhumain,
Quand, à lady Macbeth refusant toute grâce,
Sombre, avec son forfait, je lui gante la main ;
A Juliette un soir quand je dis ma romance,
Quand je fais mon roi Lear et vous vos Triboulets,
Quand, comme une caverne au fond dʼun bois immense,
Lʼantre de Grandgousier sʼouvre dans Rabelais ;
LorsquʼÉsope, indigné dʼêtre esclave de lʼhomme,
Sʼévade dans la fable et fuit dans lʼidéal,
Quand Tacite aux Nérons ouvre un cirque dans Rome
Et fait manger Tibère à son tigre royal ;
Quand Silène sʼenivre à ta treille, ô Virgile
Quand, parlant et prêchant dans le monde ébloui,
Moïse écrit la Bible et Jésus lʼÉvangile,
Et que la croix, de loin, parle au mont Sinaï ;
Lorsque, penseurs profonds et poètes sublimes,
Nous créons lentement, lorsque nous animons
Ces géants, qui, levant au ciel leurs vastes cimes,
Font une ombre le soir plus grande que les monts ;
Non, nous ne créons pas ! nous plagions nos âmes,
Nous copions le Dieu qui fait les passions,
Nous plagions lʼenfant, les hommes et les femmes,
Nous créons après Dieu dans ses créations.
Nous volons à lʼamour, à la vie, à la tombe,
A lʼun tous ses baisers, à lʼautre tous ses os ;
Nous dérobons sans bruit toute larme qui tombe,
Nous cherchons des trésors au fond de tous les maux.
Lʼamour que nous mettons dans nos œuvres profondes
Nous arrive, envoyant un nid au bord du ciel ;
Nous sommes, ô douleur ! les plongeurs de tes ondes,
Nous sommes, ô baiser, les frelons de ton miel.
Nous mettons lʼinfini librement dans nos strophes,
Nous demandons des mots au destin, maître obscur,
Nous prenons, sʼil nous faut de sombres catastrophes,
Sa grande épée à main, accrochée à son mur.
Nous sommes, ô mon Dieu, tes enfants et tes hôtes ;
Nous usons largement de lʼhospitalité,
Nous baignons dans tes eaux si pures et si hautes
Nos Achilles naissants, fleuve dʼéternité.
Voilà pourquoi, Seigneur, nos œuvres immortelles
Meurent en arrivant près de lʼastre Apollon ;
Sa flèche dʼor, tombant de ses mains éternelles,
Dans leur voyage au ciel leur touche le talon.
Cʼest nous qui déposons nous-mêmes notre glaive
Et notre palme verte et nos sceptres de feu.
Si haut que sur nos fronts la couronne sʼélève,
Elle abdique en voyant la sandale de Dieu.
Cʼest nous qui nous rayons de la liste des astres,
Cʼest nous qui renonçons à la rivalité
En voyant les soleils sous les sacrés pilastres,
Tous loin de lʼÉternel, et pas un à côté.
Dieu nous parlerait bien de nous et de nos drames,
Mais nous lui répondons : Seigneur, parlons de vous.
Vous êtes avant nous le créateur des âmes,
Vous êtes le plus grand, vous êtes le plus doux.
Vous avez fait Eschyle avant quʼil fît Oreste,
Vous avez fait Shakespeare avant quʼil fît Hamlet.
Vous avez fait Molière avant quʼil fît Alceste,
Nos rayons sont formés de vos gouttes de lait.
Vous avez fait bien plus, vous avez fait les mondes,
Lʼespace, abîme où vont se perdre vos rayons,
La robe de la nuit aux caresses profondes
Pour bercer le sommeil de vos créations.
Vous avez fait, mon Dieu, la vie et la clémence ;
Et chacun de vos pas est marqué par un don.
Cʼest à votre regard que tout amour commence,
Vous écriviez : Douleur, un ange lut : Pardon.
Vous avez dans le ciel une escorte dʼétoiles,
Votre main en sʼouvrant verse les tourbillons,
Vos drames sont joués sur lʼocéan sans voiles
Par quatre grands acteurs nommés les aquilons.
Pour votre dénouement vous avez la tempête ;
Vous apprenez leur rôle à lʼaube, au soir, au jour,
Et quand la terre, émue, ignorant le poète,
Lui demande son nom, le ciel répond : lʼamour.
Laissons donc, ô vivants, nos œuvres à la terre,
Les hommes à genoux en seront les valets ;
Mais lorsque vous viendrez chez le maître Mystère,
Laissez cette poussière au seuil de son palais.
Seuls, vous ne passez pas dans le monde où lʼon passe,
Dans la vie où lʼon meurt, lʼart est seul immortel,
Mais avant dʼapprocher lʼÉternel face à face
Suicidez-vous tous à la porte du ciel.
Quand vous voyez, aux pieds dʼune autre Cléopâtre,
Alceste, doux lion, courber son dos câlin,
Vous nʼapercevez pas, dans le fond du théâtre,
Lʼombre de Poquelin.
Quand vous voyez passer dans le fond de la scène
Hamlet vêtu de deuil, croyez quʼil nʼest pas seul,
Shakespeare est dans son front, Shakspeare est dans sa veine,
Ce nʼest pas un manteau quʼil a, cʼest mon linceul.
Invisibles acteurs, nous jouons nos chefs-dʼœuvre ;
Nos noms sont sur lʼaffiche aux portes des tombeaux,
Et si lʼon nous sifflait, nous dirions : la couleuvre
A passé dans nos os.
Notre statue en deuil sʼen vient du cimetière ;
Nous venons écouter critiques et défis.
Le commandeur descend du tombeau de Molière ;
Je monte près dʼHamlet et je lui dis : mon fils.
Vos applaudissements font tressaillir nos âmes.
Nos sépulcres sans bruit respirent vos bouquets,
Quand la goule Ducis enfonce dans mes drames
La dent des sobriquets,
Je mʼindigne et je dis : profanateur, arrière !
Laisse mon crâne aux mains du fossoyeur ; le beau
Est un mort redoutable, il dort sous cette pierre ;
Tes vers nʼont pas le droit dʼentrer dans son tombeau.
Oui, nous vous entendons, penseurs, jeunes poètes,
Esprits religieux si puissants et si doux.
Nous vous remercions, étant ce que vous êtes,
De vous mettre à genoux.
Votre pensée amie est veuve de Shakespeare ;
Il la voit, il la sent, il lui parle toujours.
Vous gagnez la couronne et moi je la respire,
Vous êtes mes amants, vous êtes mes amours.
Quand une œuvre de vous éclot sur votre terre,
Je la prends dans mes mains et nous nous asseyons,
Cervantes fait du doigt taire le grand Molière
Et tous disent : voyons !
On écoute le drame, et jʼai vu pleurer Dante
Quand vous mettiez lʼamour dans lʼâme des plus laids,
Et quand vous aiguisiez votre langue mordante,
LʼOlympe riait moins que ne rit Rabelais.
Cʼest bien, continuez. Votre voix est sacrée.
Faites votre œuvre après Hamlet et don Juan.
Vous êtes après nous la seconde marée
De lʼimmense océan.
Vous conduisez au port lʼhumanité. Vous êtes
Les pilotes pensifs du grand voyage au ciel,
Vous commandez debout la manœuvre aux tempêtes
Et la foudre craint lʼart, Prométhée éternel.
Deux phares rayonnants conduisent votre voile,
Deux autels de granit dont on nʼose approcher
Lʼart et lʼexil, posant tous deux la même étoile
Sur le même rocher.
Lʼart et lʼexil ! géants ! lutteurs aux grands murmures !
Blancs dʼécume tous deux, ils combattent le sort,
Dans lʼhumaine mêlée on entend leurs armures,
Et quand ils sont vainqueurs, ils entrent dans la mort.
Ils entrent dans la mort en chantant leur victoire,
Les chevaux du soleil qui hennissent le feu
Les mènent couronnés aux portes de la gloire,
Capitale de Dieu.
Shakespeare, selon Le Livre des Tables : les séances spirites de Jersey, Victor Hugo
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