Poésie perdue (un recueil d'éditeur, composé d'extraits des cahiers de Valery, rien à voir avec ses poèmes officiels)
... Des milliers de souvenirs d'avoir senti la solitude et souhaité avec rage la fin des mauvais temps ou de la pensée.
Peut-être ne laissera-t-il qu'un amas informe de fragments aperçus, de douleurs brisées contre le Monde, d'années vécues dans une minute, de constructions inachevées et glacées, immenses labeurs pris dans un coup d'oeil et morts.
Mais toutes ces ruines ont une certaine rose.
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Voir la merveille :
Eaux se mordant, se roulant, éclatant, irradiations (de quoi?), gyrations, douceur des chutes, cascades de corps qui jouissent, perpendiculaire ciel, fumées, sommets, morceaux de brume et leurs cassures planes, noyades, descentes, production et culture de sourires, épaules nageant; la Science songée par un poète stupide et puissant : le cadre d'une porte où reposent d'autres chambres vues qui communiquent, marcher sur le haut des herbes; s'accouder au feuillage, la pénétration. Agir comme seul, ou ronfler. Les accords. Les escaliers tournants.
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Il dormait un Sommeil
plein de liqueurs tièdes
d'humeurs mouvantes, fluides
de molles couleurs
– écoutant comme dans la Terre
le son éloigné, plan, du
Sang continuel coulant,
écoutant comme un mur
*
Celui qui sait devoir partir, regarde toutes choses d'un oeil éloigné. Il touche des souvenirs. Il se souvient du demain. Il éprouve la fragilité du présent. Quelque chose s'est passée en lui qui fait qu'il refuse machinalement de s'adapter davantage – au lieu qu'il va quitter.
Il n'ajuste plus ce vêtement qu'il va rejeter.
Les choses ont déjà une "vitesse".
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Soumets-toi tout entier à ton meilleur moment, à ton plus grand souvenir.
C'est lui qu'il faut reconnaître comme roi du temps
Le plus grand souvenir
L'état où doit te reconduire toute discipline
Lui qui te donne de te mépriser, ainsi que de te préférer justement
Tout par rapport à lui, qui installe dans ton développement une mesure, des degrés
Et s'il est dû à quelque autre que toi, – nie-le et sache-le.
Centre de ressort, de mépris, de pureté
Je m'immole intérieurement à ce que je voudrais être
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Jeunesse, tu peux écouter la pluie. L'écouter elle-même...
Elle ne te rappelle rien.
Mais puis! Chaque goutte te rouvre.
Chacune n'est plus un bruit – c'est quelqu'un, une époque, un souci.
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L'homme de verre
"Si droite est ma vision, si pure ma sensation, si maladivement complète ma connaissance, et si déliée, si nette ma représentation, et ma science si achevée que je me pénètre depuis l'extrémité du monde jusqu'à ma parole silencieuse; et de l'informe chose jusqu'au désir se levant, le long de fibres connues et de centres ordonnés, je me suis, je me réponds, je me reflète et me répercute. Je frémis à l'infini des miroirs – je suis de verre."
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La conscience semble un miroir d'eau d'où tantôt le ciel, tantôt le fond viennent vers le spectateur; et souvent l'eau mue et accidentée fait une foule de miroirs et de transparences, une inextricable image.
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En regardant – la mer – le mur – je vois une phrase, une danse, un cercle. En regardant le ciel, le ciel grand, nu, élargit tous mes muscles. Je le regarde de tout mon corps.
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Tout le temps n'est qu'un léger défaut dans le bloc éternel, comme tout l'univers n'est qu'une bulle dans la pureté générale de l'espace.
L'univers n'est qu'un oiseau dans l'étendue.
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L'univers n'est qu'un geste enveloppant et dans l'intérieur de ce geste – toutes les étoiles.
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Au réveil, si douce la lumière – et ce bleu. Le mot pur ouvre mes lèvres.
Le jour qui jamais encore ne fut, les pensées, le
tout en germe considéré sans obstacle – le Tout qui s'ébauche dans l'or et que nulle chose particulière ne corrompt encore.
Le Tout est commencement. En germe le plus haut degré d'universel.
Je nais de toutes parts, au loin de moi, sur chaque poste de la lumière, sur ce bord, sur ce flocon, sur le fil de ce fil, dans ce bloc d'eau claire.
Je suis l'analogue de ce qui est.
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Celui qui s'éveille, homme, bête, ou contrée et campagne, a des parties vivantes et des parties mortes; des parties ouvertes et des parties fermées, des parties mobiles et des parties immobiles; les unes en équilibre et les autres hors d'équilibre. Il y a des forces et des faiblesses; des lumières et des lueurs; des fantômes encor et déjà des oiseaux.
Petit matin, petit jour, heure peut-être, de la plus forte présence des hérédités. Le présent est le plus loin possible. On se sent citoyen de très lointains pays qui ont été ici, peut-être. Le mouvement du jeu plein n'a pas encore agité, mêlé, les couches qui se sont reposées dans la dernière partie de la nuit. – (La veille et l'activité ne seraient alors que le mélange qui fait l'actuel, le désordre qui fait l'avenir.) La pensée est immobile, naïve, profonde. Tout se peint sur le néant frais, sur la sensibilité immédiate naissante, sur l'attente générale, sur la jeunesse du monde, sur les ténèbres.
Dieu n'est pas invraisemblable, à cette heure-ci. Le souvenir d'une création n'est pas très loin. Le Fiat lux est une chose toute simple et qu'on a vue et entendue.
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Aube. Ce n'est pas l'aube – Mais le déclin de la lune, perle rongée, glace fondante, – et une lueur mourante à qui le jour naissant se substitue peu à peu. J'aime ce moment si pur, final, initial. Mélange de calme, de renoncement, de religion, de négation. Abandon. On referme respectueusement la nuit. On la replie, on la borde. C'est le coucher et l'assoupissement du moi le plus seul. Le sommeil va se reposer. Les songes le cèdent au réel. L'agitation et l'animation vont naître. Les muscles, les machines vont envahir le pays de l'être. Le réel semble hésiter encore. Le Zaïmph se déroule et au coup de sifflet, va être hissé aux vergues, aux arbres, aux toits – occuper le ciel.