PortailAccueilRechercherS'enregistrerConnexion
Le Deal du moment : -29%
PC portable – MEDION 15,6″ FHD Intel i7 ...
Voir le deal
499.99 €

Partagez
Aller à la page : Précédent  1, 2
 

 Comment vivent les écraivain.e.s ?

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas 

 
Nuage-Rouge
   
    Autre / Ne pas divulguer
   Nombre de messages  :  357
   Âge  :  34
   Localisation  :  00.000.00.0
   Pensée du jour  :  « Il n'y a pas une tête lucide entre deux termes d'un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n'être pas les deux. »
   Date d'inscription  :  22/07/2021
    
                         
Nuage-Rouge  /  Tapage au bout de la nuit


Salut,

Il n'y a pas à rougir d'être qualifiée de sociologue. Ta démarche est tout à fait sociologique, même si tu t'en défends. Tout le monde peut en faire à ses heures curieuses. Tes questions semblent générer de la donnée à travers les réponses des intervenants qui expriment leur point de vue, leur expérience, et c'est très intéressant.
Attention, il y a un petit biais à prendre en compte dans ce sujet : les réponses sont publiques, la réputation des membres entre en jeu, ainsi que leur désir de témoigner ou de garder pour eux et elles des informations. Le tableau est partiel.

Citation :
Je n'imagine pas écrire ET avoir une vie à côté... pourtant, ça doit bien être possible !?

Ça semble pourtant être la norme nécessaire pour la plupart des gens qui écrivent régulièrement. Et ça me paraît assez logique en fait.

Les discussions qui s'ouvrent à partir de ta question sur le fait de chercher à « vivre de l'écriture », des « arts » et des activités culturelles en général, se refusent à traiter de leur paradoxe économique, matérialiste (elles n'y sont poussées que par la contrainte du marché auquel l'écriture à visée commerciale/« professionnelle » doit se soumettre) : si vivre de son « art » est reconnu comme une aspiration légitime, alors cette aspiration doit être reconnue à toutes et tous (en dehors des lois du marché), et si tout le monde y accède, alors plus personne ne vit de rien puisque plus personne ne produit de quoi manger (entre autre).
Pour moi cette problématique n'a donc de sens que dans les strates bourgeoises/embourgeoisées ou en recherche d'embourgeoisement de la société de classes, qui a entériné une division inéquitable du travail. Ce, dans des populations qui cherchent, consciemment ou non à, échapper à la corvée productive nécessaire à leur propre existence. Si on ne produit pas ce qu'on consomme, car on passe notre temps à autre chose dont personne ou pas grand monde n'a réellement ou prioritairement besoin, c'est que quelqu'un le fait pour nous.

Tout le monde, depuis l'enfance, préfère s'amuser plutôt que de faire la vaisselle, si certains ont le privilège de ne jamais se salir les mains, c'est que d'autres s'en occupent à leur place. Qui accepte ça à l'échelle d'une communauté réduite aujourd'hui ? Qui trouve juste que ce soit toujours les mêmes qui sont assignés corvéables et les mêmes qui jouissent du privilège de disposer au maximum de leur temps sans se préoccuper des corvées vitales assumées par d'autres qui n'ont pas le choix ?

« L'art » n'est pas du tout le seul milieu concerné par l'exploitation des classes laborieuses au profit d'activités et d'existences « libérées » des contraintes prioritaires. Mais on ne peut pas faire l'économie de ces réflexions sous prétexte qu'on aime ou défend « la Culture », « l'art » et « les artistes ».

La question de la répartition du travail est une autre manière de poser la question de la répartition des richesses. La seconde dissimulant souvent de manière abstraite et supposément insoluble la première, parfaitement concrète.

Comment vivent les écrivains qui vivent de l'écriture ? Ils vivent matériellement grâce au travail des autres. Après, soit on trouve juste que certains passent leur temps à écrire pendant que d'autres labourent, que d'autres forgent, que d'autres lavent les sols, on estime alors que c'est une division justifiée et équitable du travail qui profite à toutes et tous. Soit on se pose quelques questions...
 
Pasiphae
   
    Féminin
   Nombre de messages  :  10023
   Âge  :  31
   Localisation  :  Paris
   Pensée du jour  :  nique la miette
   Date d'inscription  :  22/06/2010
    
                         
Pasiphae  /  Truquage geniphasien


Dans les sociétés comme les nôtres où la production des besoins / services vitaux est fortement mécanisée et optimisée, le boulot d'artiste n'a rien de "bourgeois" (il me semble qu'il serait plus facile d'incriminer les gens assignés aux bullshit jobs) – et d'ailleurs, les artistes sont en très grande majorité des précaires... quant au postulat que seules les tâches produisant l'essentiel (grosso modo : nourriture, vêtements, énergie, éducation etc) sont vraiment utiles, hem ! et que les arts ne seraient pas de l'ordre du travail mais du loisir, re-hem ! ça me semble une vision extrêmement partiale des mondes de la culture, au sens large, où la plupart des tâches (qui relèvent bien du travail) sont assumées par des précaires, voire bénévolement.

En fait j'ai l'impression que tu pars du principe que les productions artistiques (qui vont du spectacle vivant au cinéma en passant par la poésie, la musique, le mime ou le conte) sont inutiles (ou peu utiles). Ça m'étonne un peu, de la part de quelqu'un·e qui prétend utiliser une approche anthropologique. Je ne vais pas refaire la vieille antienne " de tout temps, les êtres humains", mais enfin, la production de biens symboliques et de loisirs vient répondre à des besoins proprement humains, exige des qualifications de plus en plus fortes dans les sociétés complexes, et du temps, du boulot. On ne produit pas une œuvre, collectivement (car la production artistique est toujours collective) en se grattant derrière l'oreille. Et le travail artistique n'est pas un truc purement désincarné – en gros, où l'on opposerait le pauvre ouvrier devant sa chaîne de production à l'artiste affalé dans un canapé en velours, pour caricaturer. Produire l'art, c'est aussi, et à presque tous les niveaux hiérarchiques, être au contact des publics, enseigner, transporter des caisses de livres, animer une communauté numérique, régler un vidéoprojecteur, bref. Qu'on me dise que le trader ou le community manager d'une entreprise de fabrique de savons bio à 15 euros l'unité soient des parasites greffés sur le travail productif, je veux bien, mais incriminer les artistes précaires et dont la plus-value culturelle est infiniment supérieure, bof.
 
Nuage-Rouge
   
    Autre / Ne pas divulguer
   Nombre de messages  :  357
   Âge  :  34
   Localisation  :  00.000.00.0
   Pensée du jour  :  « Il n'y a pas une tête lucide entre deux termes d'un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n'être pas les deux. »
   Date d'inscription  :  22/07/2021
    
                         
Nuage-Rouge  /  Tapage au bout de la nuit


Citation :
Dans les sociétés comme les nôtres où la production des besoins / services vitaux est fortement mécanisée et optimisée, le boulot d'artiste n'a rien de "bourgeois" (il me semble qu'il serait plus facile d'incriminer les gens assignés aux bullshit jobs)
Pas vraiment. La mécanisation exige des opérateurs et des producteurs de machines. Les populations des sociétés occidentales embourgeoisées par la délocalisation d'une grande partie de l'industrie, dont elles consomment les marchandises, se trouvent complètement déconnectées (pour les classes non ouvrières du moins) des réalités matérielles de la production aliénante de biens et de services, par inconscience:aveuglement idéologique mais aussi parce qu'elles y ont intérêt. Les sociétés de classe s'interpénètrent à travers la mondialisation des échanges et des rapports de production. Certaines sociétés deviennent majoritairement prolétarisées et précarisées tandis que d'autres s’embourgeoisent globalement.
Les jobs des institutions culturelles officielles sont en bonne partie des bullshitjob. On y rentabilise son Capital culturel plus ou moins durement acquis.

Citation :
les artistes sont en très grande majorité des précaires...
Mais c'est pas mon problème ça. Pas besoin de se déclarer « artiste » pour subir la précarité. Et les précaires ont le droit à une pratique artistique sans avoir besoin de se revendiquer « artiste » ou d'aspirer à sortir de la précarité à travers l'art professionnel. Le problème de la précarité est un problème en soi, qui n'est pas un problème propre aux « artistes », c'est un problème plus général de répartition des richesses et du travail. La solution n'est pas dans la sortie de la précarité à travers l'art pro, à travers l'aspiration à « monter » dans la bourgeoisie exploitante et propriétaire, puisque ça fait partie du problème des inégalités.

Citation :
quant au postulat que seules les tâches produisant l'essentiel (grosso modo : nourriture, vêtements, énergie, éducation etc) sont vraiment utiles, hem !
Depuis quand « hem » est un argument ? Je ne dis pas que l'art n'est pas utile, je dis que sa production n'a pas à être confisquée par des professionnels, par une classe particulière dispensée d'assumer une partie du travail que personne ne veut faire délibérément, pourtant indispensable, au sein de la société.
Je dis qu'il y a une iniquité de principe entre ceux et celles qui ont le choix de passer leur vie à « faire de l'art » (ou d'autres choses subsidiaires qui font plaisir) et ceux et celles qui n'ont pas le choix d'autre chose que de vendre leur force de travail au Capital pour subvenir aux besoins de toute la société qui doit sa reproduction à ce travail primordial. La défense de l'art a bon dos quand elle permet d'esquiver cette réalité. La question n'est pas celle de son utilité mais celle de son autonomie impossible, de sa dépendance à l'exploitation, de sa confiscation, de sa constitution en tant que niche d'activités bourgeoises revendiquant une sorte d'autodétermination qui doit son existence à une symbiose avec le Capital.
Si je reprend la métaphore de la maison, personne ne dit qu'un membre de la communauté qui fait de la musique ou je ne sais quelle autre pratique artistique produit de l'inutile. Ce que je dis, c'est que cette production artistique ne doit pas être un motif de nuisance économique supportée par le collectif contraint, qu'elle n'est pas une excuse pour échapper à toutes les corvées auxquelles la collectivité a à faire. Si à chaque fois qu'il faut faire la vaisselle dans une famille, certains viennent dire qu'ils en sont dispensés parce qu'ils font déjà de la musique, de la peinture, de la danse ou je ne sais quoi, ceux qui assument ses tâches obligatoires vont rapidement y trouver de l'injustice (et je la partage).
C'est ce principe de réalité que tu sembles ne pas vouloir accepter, car la complexité de la société et la force de ton idéologie te font croire que cette question n'est pas si simple. Pourtant le principe est simplement identique.

vite fait sur le "travail":

Mais dans ton discours tu agites constamment la question de la précarité pour ne pas répondre à celle de la répartition des richesses et du travail. La précarité elle est due de base à une iniquité dans cette répartition. C'est pas en défendant le train de vie bourgeois pour toutes et tous, soi-disant « libéré du travail laborieux, des corvées », que le problème de la précarité va se résoudre. C'est une aberration économique : s'il y a des bourgeois, si un mode de vie bourgeois détaché des impératifs strictement matériels est possible, c'est justement parce qu'il y a des précaires, des prolétaires à exploiter, qui font le taff à la place d'eux.

Opposer qu'il y a des artistes précaires, c'est comme dire qu'il y a des patrons en faillite qui s'exploitent eux mêmes. Oui, et alors ? Le principe de propriété lucrative reste le même. Le mode de vie qui promeut de se consacrer exclusivement à des activités « Culturelles », c'est la même chose, c'est un principe incohérent (ou injuste), qu'on se perçoive comme un « artiste » réalisé ou aspirant, soit-il précaire.

Citation :
En fait j'ai l'impression que tu pars du principe que les productions artistiques (qui vont du spectacle vivant au cinéma en passant par la poésie, la musique, le mime ou le conte) sont inutiles (ou peu utiles). Ça m'étonne un peu, de la part de quelqu'un·e qui prétend utiliser une approche anthropologique.
Oui je comprends que ça t'étonne puisque ce n'est pas exactement ce que je dis.
Citation :
la production de biens symboliques et de loisirs vient répondre à des besoins proprement humains,
Oui évidement, c'est ce que je défends aussi justement. Mais toute la question est celle de l'organisation de cette production.
Citation :
exige des qualifications de plus en plus fortes dans les sociétés complexes, et du temps, du boulot. On ne produit pas une œuvre, collectivement (car la production artistique est toujours collective) en se grattant derrière l'oreille.
Là non, je ne suis pas d'accord. C'est une idéologie particulière, normative de ce que doit être « la culture », qui « exige » ou justifie ceci ou cela.
Et tu ne peux pas nier que les gens ont des intérêts symboliques et matériels à s'orienter dans telle ou telle « carrière » ou activité. Par ailleurs le choix n'est pas permis à toutes et tous. Preuve en est sur ce forum, sur ce sujet. Donc si le choix, l'accès à ces modes de vie n'est pas accessible à toutes et tous, c'est qu'il y a un coût social à cette ambition de « qualifications complexes ». c'est encore une vision du mythe progressiste appliquée à l'art, qui justifie la structure sociale inégalitaire sous prétexte de progrès dans, supposément, « la Civilisation ».

La plupart des gens n'ont pas rêvé d'être ouvriers, caissière ou femme de ménage, c'est peu de le dire. Ils et elles ont rêvé, entre autre, de vivre d'être danseur, cinéaste, écrivaine, acteur ou actrice, chanteur ou chanteuse etc. Mais ils ont été découragés et interdits, non parce qu'ils n'étaient pas bons, certains et certaines pratiqueront sur leur « temps libre » avec brio et persévérance, mais parce qu'il faut des gens dans les usines, dans les champs, dans les vignes, dans les crèches, dans les commerces, à transporter les marchandises, etc. Et l'ordre social force certains et pas d'autres à effectuer des tâches déplaisante qui sont pourtant nécessaires à toutes et tous, ce qui est la condition pour que d'autres y échappent.

La « vie d'artiste » c'est un privilège (parmi d'autres) que d'autres payent inévitablement.

Citation :
Produire l'art, c'est aussi, et à presque tous les niveaux hiérarchiques, être au contact des publics, enseigner, transporter des caisses de livres, animer une communauté numérique, régler un vidéoprojecteur, bref.
Mais le problème ce n'est pas d'avoir un emploi du temps aussi fourni qu'un ouvrier, le problème c'est que n'importe quel ouvrier échangerait sa place à l'usine contre ce genre de « travail(-passion) », sauf qu'il n'a pas ce choix à cause de la structure bourgeoise de la société de classe qui permet à certain d'avoir un choix qui oblige les autres.
Citation :
Qu'on me dise que le trader ou le community manager d'une entreprise de fabrique de savons bio à 15 euros l'unité soient des parasites greffés sur le travail productif, je veux bien, mais incriminer les artistes précaires et dont la plus-value culturelle est infiniment supérieure, bof.
Le résultat est le même pour les populations exploitées chargées d'effectuer les tâches pour ces deux catégories de populations.
 
Camille Lafrousse
   
    Autre / Ne pas divulguer
   Nombre de messages  :  287
   Âge  :  40
   Date d'inscription  :  30/01/2022
    
                         
Camille Lafrousse  /  Autostoppeur galactique


Bon, je ne suis pas certaine de suivre tout ce qui se dit là, mais je vais essayer de raccrocher les wagons et de répondre à quelques bribes.

Citation :
Il n'y a pas à rougir d'être qualifiée de sociologue. Ta démarche est tout à fait sociologique, même si tu t'en défends.

Non, je ne rougis pas et il est vrai que j'aime interroger les autres, comprendre comment "ça" marche, autour de moi. Pour autant, je rougissais un peu à l'idée qu'on puisse penser que je fasse une étude déguisée en topic, car si j'avais à mener une étude socio pour de bon, j'aurai préféré prévenir dés le départ. (mais je sais aussi que cette remarque était une blagounette de la part de son auteur)

Citation :
Citation :
Je n'imagine pas écrire ET avoir une vie à côté... pourtant, ça doit bien être possible !?

Ça semble pourtant être la norme nécessaire pour la plupart des gens qui écrivent régulièrement. Et ça me paraît assez logique en fait.

J'exagère un peu bien sûr, en disant qu'il doit être difficile d'avoir une vie à côté. Disons que c 'est plutôt ce que je ressens quand je pense à la mienne.
Parce que je perçois l’écriture comme quelque chose de fragile, suspendu, intime, qui demande une certaine disponibilité de temps et d’esprit.

Quand je dis "une vie", je calque à tord sur les autres ma propre idée/norme de ce qu'est une vie quotidienne, forcément corrompue par mes expériences et celles de gens que je côtoie, qui évoluent plus ou moins dans les mêmes cercles (de classe, on y vient), somme toute restreints.

Je devrais plutôt dire " Je n'imagine pas écrire ET avoir MA vie actuelle à côté"

Donc, puisque c ‘est là le sujet a dérivé, ce qui n’était pas forcément ma question de départ le devient,  parlons liberté de temps, d’esprit, et parlons pognon !

Je préfère prévenir, je me contenterai sûrement d’une réponse de normand, au final.

J’ai eu la sensation que sur les derniers échanges, il était question grosso modo de
“est-t-il juste qu’il y ait des précaire qui “bossent-passion” VS des précaire qui “bosse-alimentaire de merde” et mettent les mains dedans. En tous cas c'est la partie qui me paraît la plus abordable et celle qui  soulève le plus de réactions en moi, loin de moi l'idée de réduire le débat à ça, mais c'est plutôt à ça je je donnerai réponse.
Ce post semble soulever la question de la répartition du travail, des richesses et de certaines inégalités récurrentes.

Par précaire, on entend quoi ?
“dont l’avenir, la durée, la stabilité, ne sont pas assurés”.

Ce qui englobe dans la précarité, à titre d’exemple de mon entourage :

-Les artistes à petits revenus qui acceptent une certaine incertitude et des fins de mois serrées au profit de leur activité de prédilection (je ne parle pas de ceux qui ont les moyens confortables de rester à la maison sans se poser la question c ‘est une autre sphère, et ils sont sans doute rares)

-Autant que les femmes de ménage intérimaires et chef de famille nombreuse

-Autant que mon petit voisin qui a traversé la mer et s’est prostitué à 14 ans pour arriver vivant dans notre beau pays.

Entre autres.

Les précarités des uns et des autres, c’est comme le chagrin, c ‘est pas vraiment comparable, pourtant c’est une même étiquette qui regroupe tout le monde.

Je rejoins Nuage rouge quant au fait que, sans enlever de valeur ou de mérite au travail des artistes qui s’y consacrent pleinement (mais en réalité c ‘est loin d’être la majorité des gens sur ce forum, beaucoup on l’air de glisser leurs heures de créativité entre le boulot et le reste), en matière de précarité, il y a des situations qui font moins pleurer dans les chaumières que d’autres.

Dans mon cas de figure, puisque je n’en ai pas encore parlé, je dirais que je suis “petite bourgeoise issue de la précarité”.
Je nettoie des chiottes tous les jours au boulot, je garde les enfants des autres pendant que personne ne peut garder les miens, mon salaire avoisine un RSA + les frais d'essence qu'il me faut pour aller bosser. Ma déclaration trimestrielle à la caf me rappelle régulièrement que je suis en contrat précaire, parent isolé de trois orphelins dont un porteur de handicap. ce qui, quand on met tout bout à bout, tendrait à faire un peu pitié, vu de là-bas.

(partie perso supprimée)


Comme quelqu'un disait plus haut, quand on a vraiment envie de faire quelque chose, on arrive à trouver le temps et l'énergie de le faire. Je modère le propos, car en dessous d’un certain seuil d’équilibre entre les trois pôles essentiels “TEMPS-ARGENT-CHARGE MENTALE” (les enfants, les addictions, les maladies mettant de gros malus dans la balance charge mentale), tout n'est pas possible, hors question de bonne volonté ou de passion.

j’entendais quelqu’un l’autre jour dire (irl) que même en vivant à la rue, un VRAI artiste ne s’arrêtera pas de chanter ou d’écrire. Encore une fois, la dictature du développement personnel a parlé, “si t es pas capable c’est que tu n’as pas assez travaillé sur toi ou qu’en fait, inconsciemment, t’as pas vraiment envie”. Néanmoins le froid, la peur d’être reconduit à la frontière ou la quête d’un abri pour la nuit constituent des freins à la créativité, tout comme être mère isolé, précaire et famille nombreuse est un frein à la créativité. Parce que l’esprit est pris ailleurs, muselé, centré sur une pensée pragmatique, voire, de survie.


C’est en ça, je pense, que Lune rouge parle de priorité, qui peut sembler mettre l'art dans la catégorie "inutile", mais je ne crois pas que ce soit son propos.
Bien sûr, l’art est essentiel, je crois que personne ne remet ça en cause ici. Bien sûr qu’il contribue à l’émancipation des population, à son éducation aussi, à son bien être, et c’est important.
Il y a simplement, avant de pouvoir se permettre d’y penser ou de le mettre en pratique, des questions de survie qui se posent pour beaucoup de gens, et sans doute des gens talentueux.

Encore qu’un artiste, c ‘est quoi ?
Dans ma vision de la chose, un artiste est quelqu'un qui a des choses à dire pour faire avancer le machin, qui dénonce, qui rend intelligibles des réflexions profondes pour les mettre à dispo des gens qui, justement, ont moins de temps pour reflexionner ou sortir la tête du guidon. C ‘est , pour moi, en ça que les artistes sont essentiels. Ce sont des pré-macheurs de pensée, des exposants de valeurs, des marchands d’idée, qui font, de manière ludique ou vivante, avancer les choses en provoquant réactions et réflexions intimes ou collectives.

Avant eux, non moins essentiels, les artistes-amuseurs qui viennent détendre les cerveaux, les rendre disponibles à coup de rigolade et de détente, de jeu ou de rêverie, nourriture essentielle aux individus qui doivent d’abord lâcher la pression avant de commencer à déverrouiller la pensée.


Bref. Je me suis égarée.
En tous cas il me semble que de nombreuses inégalités et injustices existent à peu près à tous les niveaux de la société, et ce un peu partout. Etre blanc, naître homme, être éduqué, en santé, pouvoir se poser la question du choix de vie, sont des privilèges à l’échelle de la population mondiale, et la plupart des gens qui ont accès à ça ne l’ont pas fait exprès. ce n'est pas très juste, mais ce n'est pas de leur faute non plus.
Le tout est de savoir ce qu'on fait de ses privilèges, au profit de quoi on les met.

Est-il juste que certaines personnes puissent vivre de leur art de manière acceptable sans mettre la main à la pâte ou dans le caca ? Je n'en sais rien.
S'il le faisaient, le monde serait-il plus juste ?
Si tous les pauvres talentueux pouvaient se faire entendre et connaître le monde serait-il plus juste ?
Si tous les potentiels pouvaient être libres de s'exprimer, le monde tournerait-il mieux ?
Je ne crois pas, tu le dis très justement, il y a moult choses à faire du côté de l'essentiel, et comme dit ma mémé, "faut bien qui en a qui le fass’". Non, c 'est pas vrai, ma mémé, elle conjugue bien.

Il y a tellement de plans à prendre en compte, qu'on ne peut pas vraiment savoir. En tous cas, moi, je ne sais pas.
Il semble que le monde tourne ainsi, avec des “qui peuvent” et des “qui peuvent pas”, en tous les pays et en tous les temps, quelque soit le mode de démocratie, de monarchie, d'anarchie, de dictature ou de gouvernance partagée que l'humain ait tenté d'expérimenter.

Par contre, quand je lis un bon livre, que j'écoute de la musique écrite par quelqu'un qui a plus de temps, plus de fric ou plus d'espace que moi pour sa créativité, ça me repose, ça m'enrichit, ça me fait du bien après le boulot ou dans un instant de solitude, et je ne lui en veux pas d'être là où j'aimerai être.

Somme toute, je me dis qu’il est sûrement assez rare que quelqu'un se consacre à son art toute sa vie, sachant que nous changeons tous de profession et de mode de vie une bonne huitaine de fois dans notre période “active”. Si quelqu’un peut, un temps, vivre pour sa passion, c’est joli, non ?
Ce sont des périodes de vie, une décennie peut-être avant de faire un enfant ou de devoir bosser-alimentaire si on n'a pas réussi à en vivre assez bien ?
Je connais nombre “d’artistes” qui ont vécu un temps pour leur seule passion mais qui avant ou après ça on aussi expérimenté d’autres mode de vies, boulot, et participé à “mettre les mains dedans”.

Pour ma part enfin, même si je nettoie les chiottes, que je bosse, que je fais mon bénévolat et vis sous le seuil de pauvreté d'ici, à mon échelle j'exploite d’autres gens, je bénéficie, je salis.

Si je peux m'accorder, sait-on jamais, un an ou deux dans ma vie pour souffler et me coller à mon clavier, je le ferai sans doute sans trop de culpabilité, sans sentiment d’injustice accru.
Ou alors j’augmenterai mon temps de bénévolat pour sauver mon âme ! hahahahaha !!!

Je me pose la question : Avec un mode de répartition plus équitable du travail et des privilèges, les inégalités ne finiraient-elles pas par se déporter sur d'autres choses ?

A la question de savoir si j'échangerai ma vie de précaire avec quelqu'un d'autre pour avoir plus de temps ou d'argent pour m'accomplir, je dirais que oui, parfois, pas toujours. Même pas sûr.

Alors c 'est sûr, quand on a les moyens d'organiser sa vie en fonction de ses passions, si laborieuses et précaires soient-elle, il faut en être conscient et mesurer sa chance, la chérir, la partager, mais pas culpabiliser non plus. Et œuvrer à le faire bien, avec une intention définie, et pas trop d'œillères.

On est tous le précaire de quelqu'un et le riche d'un autre, un peu comme les cons. ça c 'est vraiment ma mémé qui le dit par contre !
En tous cas il y a tant à faire bouger encore et sur tant de plans que les petites divergences ne méritent pas de s'engueuler. Buvons un verre d'eau, plutôt !


Dernière édition par Camille Lafrousse le Ven 11 Fév 2022 - 23:36, édité 2 fois
 
Pasiphae
   
    Féminin
   Nombre de messages  :  10023
   Âge  :  31
   Localisation  :  Paris
   Pensée du jour  :  nique la miette
   Date d'inscription  :  22/06/2010
    
                         
Pasiphae  /  Truquage geniphasien


Je vais tenter de répondre de manière plus détaillée, j'avoue avoir été emportée par une forme de colère hier – dire en gros que les artistes sont des parasites inutiles quand la plupart sont juste précaires et victimes du capitalisme triomphant, ça a eu du mal à passer.

Commençons par la définition du travail : activité productrice de biens / services utiles à la société (on pourra nuancer si on veut)

Donc quelqu'un·e qui produit des origamis dans sa cave ne travaille pas. En revanche, quelqu'un·e qui rend visite à sa voisine âgée une fois par jour pour discuter et vérifier que tout va bien, travaille. Quelqu'un·e qui éduque des enfants, cultive un champ, soigne des malades, développe un algorithme dont l'objectif est d'automatiser un site web de météo, construit un bateau, travaille. Toutes ces activités produisent des biens ou des services, parfois des choses qui sont à la frontière entre les deux.

Nous sommes dans des sociétés tellement spécialisées que parfois, certains métiers ont des débouchés très éloignés des tâches accomplies par les personnes qui les accomplissent (et qui parfois peuvent en souffrir, ne pas voir directement quelles sont les vertus sociales de leur activité). C'est le cas par exemple de la recherche fondamentale, ou d'une personne dont le rôle est d'encadrer une équipe, ou, tout en amont d'une chaîne de production, de développer des logiciels et des procédures qui l'optimiseront.

Venons-en à l'art : il me semble que le souci que je vois dans ton approche, Nuage-rouge, c'est que tu définis l'art comme une activité de loisir (individuelle ou collective) : on peut penser par exemple aux jeunes filles de la bourgeoisie du XIXe siècle qui jouaient du piano, ou aux lettrées de l'aristocratie japonaise qui écrivaient des poèmes.
digression:

Bon, mais parlons maintenant du 21e siècle, ou d'ailleurs d'autres siècles et d'autres espaces : ici, il n'est pas question de pratiques de loisirs, mais d'une industrie à part entière, l'industrie culturelle. Cette industrie, dans une société très spécialisée, est chargée de produire, diffuser, valoriser, conserver, penser les biens culturels – elle est donc constamment à cheval entre production de biens et de services utiles au reste de la société. Nos sociétés sont d'immenses consommatrices de biens culturels : ça va des romans jeunesse aux jeux vidéos en passant par les séries Netflix, les concerts de rock, la danse classique, les "classiques" de la littérature enseignés dans le secondaire... cette industrie suppose des rôles très spécialisés, des études, une forme d'acquisition de compétences. On ne peut pas enseigner le théâtre du 17e siècle sans s'être longuement formé·e pour ça ; on ne peut pas faire du montage vidéo à destination du cinéma sans s'être longuement formé·e pour ça ; on ne peut pas danser une chorégraphie de Pina Bausch sans, etc. Les secteurs de métier de l'industrie culturelle sont hautement spécialisés (et compétitifs, mais ça, c'est une autre histoire). Je ne sais pas bien quoi conclure de tes réflexions : faut-il annihiler l'industrie culturelle ? serait-ce une bonne chose ? n'avons-nous besoin ni de romans jeunesse, ni de cinéma, ni de jeux vidéo, ni de musique ? car sans les métiers (quelles que soient les conditions matérielles souvent déplorables dans lesquelles ils sont exercés) nécessaires au fonctionnement de l'industrie culturelle telle qu'elle existe aujourd'hui, ils ne pourraient pas se transformer en hobbies de temps libre et garantir une même qualité de production.

--

Venons-en à une autre partie de ton raisonnement. Il y aurait du travail productif essentiel et pénible, sur quoi se grefferait ce qu'on hésite à appeler travail. Bon. Que la répartition du travail laborieux soit injuste dans nos sociétés, ça ne fait je crois aucun doute. Et ça ajoute d'autres questions : un métier comme celui de caissière n'existe que parce qu'il existe des grandes surfaces, dans un système de petits commerces c'est déjà différent. Et sans doute, beaucoup de petits commerçants ne troqueraient pour rien au monde leur quotidien contre celui d'une danseuse de l'opéra, ou contre celui d'un·e assistant·e d'édition qui passe sa journée à mettre des textes en page. Il y a beaucoup, je crois, d'idéalisation des métiers de l'industrie culturelle quand on les assimile à des "métiers-passions". Il me semble possible de réfléchir à une réorganisation sociale qui rendrait le travail supportable voire plaisant pour toustes, sans pour autant couper dans le travail culturel. Si j'étais dictatrice, je supprimerais tous les bullshits jobs pour les réassigner aux métiers du care, aux métiers de production de biens essentiels (qui verraient ainsi leurs heures travaillées largement divisées) et aux métiers... de la culture Wink

En fait je crois que ce qui me dérange, c'est cette idée qu'un travail qui rend heureux·se, un travail plaisant (et aucun boulot, même dans l'industrie culturelle, n'est entièrement plaisant), quelque part, ôte à certain·es. Il faudrait penser le problème totalement à l'envers ! il est aujourd'hui matériellement possible, à l'échelle mondiale, d'assumer les tâches pénibles en beaucoup moins d'heures travaillées qu'autrefois (et avec une pénibilité moindre). S'il existe toujours des classes laborieuses victimes du travail, ce n'est pas à cause des artistes ou des gens heureux de travailler, c'est à cause d'une répartition inégalitaire des ressources, des services et du travail.

Une dernière chose qui me dérange (en tant qu'ancienne prof pour le coup), c'est la rhétorique du "métier-passion" qui, parce qu'il peut effectivement au départ être choisi de bonne volonté, justifierait toutes les pénibilités. On a souvent reproché aux profs de demander des "augmentations" de salaire (en réalité, ces profs demandaient simplement une non-diminution de leur niveau de vie) sous prétexte que leur métier était une vocation, une forme de sacerdoce. De la même manière, on peut dire aux écrivain·es qu'iels ne méritent pas, comme les autres artistes, le statut de l'intermittence, car après tout, c'est une passion d'être en train d'écrire son roman. Bah en fait, non. Tous les êtres humains ont le droit à des conditions de vie dignes, à des revenus corrects, et à une reconnaissance de leur rôle social.

J'en viens à ton message, Camille Lafrousse, juste pour un point : en quoi être acteur·ice des industries culturelles devrait dire qu'on ne met pas la main à la pâte ? c'est quoi, mettre la main à la pâte ? un·e écrivain·e qui anime un atelier d'écriture en médiathèque, une personne qui gère les entrées dans un festival, une autre qui anime les réseaux sociaux d'un média de critique culturelle, elles ne mettent pas les mains à la pâte ? c'est ça qui me dérange un peu dans ces raisonnements, l'idée que les secteurs culturels transformeraient, magiquement, toutes les tâches qui les font fonctionner en jeux, en loisirs, en plaisirs.
(et chapeau pour toutes les activités bénévoles assumées – c'est impressionnant !)

Je suis désolée par contre, je n'ai pas le temps de répondre plus en détail point par point, et je m'excuse de ma véhémence si elle est perçue comme telle.
 
Érème
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  5019
   Âge  :  34
   Pensée du jour  :  ...
   Date d'inscription  :  06/10/2013
    
                         
Érème  /  /quit


(j'aime bien lire votre discussion)
https://aomphalos.wordpress.com/
 
Leasaurus Rex
   
    Féminin
   Nombre de messages  :  2610
   Âge  :  125
   Date d'inscription  :  08/04/2019
    
                         
Leasaurus Rex  /  Terrible terreur


J'ajoute au message de Pasiphae que si on veut réformer le travail dans le sens où il doit être producteur de biens de nécessité, c'est pas que l'aspect artistique qu'il faut réformer, mais le monde du travail dans son ensemble. Après tout, l'agent administratif de la CAF il ne plante pas de patates... (je grossis volontairement le trait)
 
Camille Lafrousse
   
    Autre / Ne pas divulguer
   Nombre de messages  :  287
   Âge  :  40
   Date d'inscription  :  30/01/2022
    
                         
Camille Lafrousse  /  Autostoppeur galactique


Pasiphae a écrit:
J
J'en viens à ton message, Camille Lafrousse, juste pour un point : en quoi être acteur·ice des industries culturelles devrait dire qu'on ne met pas la main à la pâte ?

Je suis désolée par contre, je n'ai pas le temps de répondre plus en détail point par point, et je m'excuse de ma véhémence si elle est perçue comme telle.

Pas de soucis, de mon côté je me suis un peu égarée , je n'ai pas du tout répondu ce que je pensais dire au départ, je pensais faire une petit réponse concise !! peut importe si tout n'est pas repris point par point, on perd toujours un bout en route, enfin moi, en tous cas !

Je prends le temps de te répondre au calme dans la soirée !
 
fabiend
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  1024
   Âge  :  44
   Localisation  :  Lens
   Pensée du jour  :  Ce canard est trop lourd ou corrompu
   Date d'inscription  :  30/09/2014
    
                         
fabiend  /  Effleure du mal


Voilà mes réponses...

Citation :
Est ce que l'écrivain arrive à se dédier à un emploi à plein temps en plus de l'écriture ?
A plusieurs Job en lien avec le monde de l'écriture ?
Ou au contraire, cumulez-vous avec une ou des activités sans lien aucun ?

Oui, un job à temps plein, sans aucun lien avec l'écriture.

Citation :
Est-ce que le JE y consacre la majorité de son temps, de ses loisirs ?
Ça représente une bonne partie de mes loisirs, oui. Mais enfin pas la majorité non plus.

Citation :
Le JE a-t-il souvent dans ses bagages un diplôme, une formation, une étude approfondie de la littérature ?
Une méga culture ?
Non.

Citation :
Le JE lit-il forcément beaucoup ?
Plus que la moyenne, mais pas tellement beaucoup plus.

Citation :
Le JE a-t-il un réseau de gens qui écrivent, critiquent, enseignent, publient... en dehors des espaces du type forum, In real life ?
Pas tellement, non. J'en connais, mais on se croise très peu.

Citation :
Ou alors comme tout à chacun l'écrivain écrit-il tard le soir une fois tout le reste de la vie normale fait et bien fait ?
Mon "heure" de prédilection c'est 23 heures - 1 heure. Mais j'écris aussi en dehors de cette tranche-là.

Citation :
Le JE qui a un manuscrit sur le feu a-t-il en plus une vie amoureuse ? Une vie familiale ? Si oui, et si en plus il a une vie de salarié lambda, d'ami, de militant ou de randonneur, comment gère-t-il ça ?
Pas d'enfant pour ma part.
Mais je me dis que, si le Français moyen a le temps de passer 30 heures par semaine devant divers écrans pour ses loisirs, il doit bien réussir à dégager une heure ou deux pour écrire si vraiment il en a envie.
https://fabiendelorme.fr
 
Camille Lafrousse
   
    Autre / Ne pas divulguer
   Nombre de messages  :  287
   Âge  :  40
   Date d'inscription  :  30/01/2022
    
                         
Camille Lafrousse  /  Autostoppeur galactique


Pasiphae a écrit:
: en quoi être acteur·ice des industries culturelles devrait dire qu'on ne met pas la main à la pâte ? c'est quoi, mettre la main à la pâte ? un·e écrivain·e qui anime un atelier d'écriture en médiathèque, une personne qui gère les entrées dans un festival, une autre qui anime les réseaux sociaux d'un média de critique culturelle, elles ne mettent pas les mains à la pâte ? c'est ça qui me dérange un peu dans ces raisonnements, l'idée que les secteurs culturels transformeraient, magiquement, toutes les tâches qui les font fonctionner en jeux, en loisirs, en plaisirs.

En disant "la main à la pâte " ou "les mains dedans", je parlais des métiers pénibles et pour lesquels les travailleurs son mal reconnus/mal rémunérés, aux métiers ingrats mais essentiels auxquels lune rouge fait référence dans son message. (si j'ai bien compris)

Je ne dis pas que les métiers du culturels sont ludiques à 100%, je ne crois pas avoir dit quelque chose d'approchant ni même avoir abordé le sujet. Pour participer à l'organisation de petits événements comme tu en cites, je sais le boulot que ça représente, les prises de têtes, et l'énergie. Il me semble avoir soutenu ce point de vue plus haut, ou alors je ne suis pas claire.

Ma question de départ portait sur les personnes qui écrivent et non sur les métiers du livre ou de a culture en général. Je ne crois pas même avoir évoqué dans mon message les métiers de la culture, simplement les gens qui peuvent envisager, ou pas, de consacrer du temps à leur passion.

Je me demandais dans quelles conditions chacun vivait et quelle part de sa vie il pouvait y consacrer, pensant au passage que je ne pourrais pas me projeter dans un projet d'écriture de longue haleine, en cause (pour une part) le type de précarité dont parlait le message de lune rouge, et qui n'est pas un regret pour moi, simplement un constat.

Je ne parlais même pas en terme de professionnalisation, simplement des gens qui trouvent un équilibre entre le temps, les ressources financières et l'intimité nécessaires à l'écriture.
Cet équilibre n'est pas atteignable par tout le monde pour diverses raisons et c'est parfois dommage, pour autant je trouve important que certains puissent le faire sans culpabilité et faire profiter les autres de ce qu'ils auront créé.

Quant aux métiers-passions et aux fantasmes qu'ils renvoient, il me semble aller de soi que tout travail a ses côtés chiants, ou dur. J'en fais un moi-même que j'aime beaucoup, de qui ne m'empêche pas de pester et d'être sur les rotules parfois.
La différence avec les métiers dont on parlait plus haut est sans doute le manque de sens.
A précarité équivalente, celle qui se vit dans la passion, quel que soit le métier, est plus évidente à vivre parce qu'on sait pourquoi on le fait.

Bon, j'espère avoir été un peu plus claire , maintenant il faut que je dorme un peu!
 
Nuage-Rouge
   
    Autre / Ne pas divulguer
   Nombre de messages  :  357
   Âge  :  34
   Localisation  :  00.000.00.0
   Pensée du jour  :  « Il n'y a pas une tête lucide entre deux termes d'un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n'être pas les deux. »
   Date d'inscription  :  22/07/2021
    
                         
Nuage-Rouge  /  Tapage au bout de la nuit


Citation :
je dirais que je suis “petite bourgeoise issue de la précarité”.
Je nettoie des chiottes tous les jours au boulot, je garde les enfants des autres pendant que personne ne peut garder les miens, mon salaire avoisine un RSA + les frais d'essence qu'il me faut pour aller bosser. Ma déclaration trimestrielle à la caf me rappelle régulièrement que je suis en contrat précaire, parent isolé de trois orphelins dont un porteur de handicap. ce qui, quand on met tout bout à bout, tendrait à faire un peu pitié, vu de là-bas. Je fais officiellement partie des gens qui vivent sous le seuil de pauvreté, ma famille est dite “fragile”, “à risque”. ça veut dire quoi d’ailleurs, à risque ?
Merci à toi pour le courage de ton témoignage.
Grâce à lui, j'aimerais dissiper quelques malentendus :

Mon discours ne vise absolument pas à faire passer les précaires pour des bourgeois (la position de bourgeois étant pour moi matériellement, et non subjectivement, définie). Je regrette vraiment qu'il puisse être perçu ainsi. Je l'ai rappelé ailleurs, en reprenant les grandes lignes pertinentes du marxisme, les bourgeois occupent les positions sociales dans la société qui leur permettent de jouir des privilèges de la propriété privée lucrative (détention de Capital d'entreprise ou de Capital foncier) garantie et défendue par l'Etat (c'est pour ça qu'il est « Etat-bourgeois »), ses institutions et sa police. Les bourgeois s'enrichissent au moyen de la rente de leur Capital en exploitant le reste de la population qui n'a pas le choix que de se soumettre au droit de propriété des bourgeois en payant des loyers et en se salariant pour eux. Le bourgeois est avant tout un propriétaire pouvant exercer une relation de domination sur ceux et celles qui ne sont pas propriétaires, qui sont donc obligés à se soumettre par symétrie à une relation de subordination pour exister. Tout ça est inscrit dans la loi, et plus ou moins régulé par des droits, mais le principe de base, asymétrique et inégalitaire, demeure.
Entre cette bourgeoisie et les classes dominées, exploitées ou précarisées, il y a une bourgeoisie de collaborateurs (le management/encadrement, l'ingénierie) et une bourgeoisie culturelle, parfois très petite et sans grand pouvoir (les institutions culturelles, canaux de diffusion de l'idéologie et de la culture dominante/légitime, dont l'éducation nationale, l'enseignement supérieur, les cadres de la fonction publique, les élus et cadres politiques, j'en oublie sûrement) qui, sans détenir ces propriétés ou sans que son existence ne soit complètement assurée par quelques titres de propriétés qu'elle détient le cas échéant, jouit de privilèges par le fait qu'elle détient un Capital culturel (constitué idéalement par le suivi d'études sanctionnées par des diplômes, ou simplement par une éducation donnant accès à certains contenus culturels valorisables, qu'il s'agisse de savoirs, de goûts, de comportements, de réseau, de mentalité) qui leur permet de trouver une place, une position sociale plus ou moins avantageuse, sous la coupe des bourgeois et de leurs entreprises privées et publiques. Ils sont rémunérés par le Capital, pour le servir plus ou moins directement. Leur avenir n'est pas véritablement incertain, il ne sont pas dans la précarité vécue par les classes populaires, car il est assuré par ce Capital culturel.

Déso (ou pas déso), mais ton profil, ton sociotype si j'ose, ne représente absolument pas une position sociale assimilable à une position bourgeoise, bien au contraire.
Ce qui est fou, c'est qu'autant les bourgeois ont l'art de se voiler, à eux mêmes et aux autres, leurs privilèges, le fait qu'ils en sont, autant les gens des classes dominées et exploitées ont très rapidement le réflexe irrationnel de se penser privilégiés voire « bourgeois » dès qu'ils se sentent illégitimes ou coupables de percevoir de menus pseudo-avantages que la morale bourgeoise réprouve (comme des aides sociales stigmatisées à travers la rhétorique nauséabonde de « l'assistanat »).

Mon propos n'est absolument pas à recevoir comme une stigmatisation des précaires, quelque soit leur activité. Les précaires sont précaires parce qu'ils n'ont aucune propriété, aucun Capital, et donc seulement leur force de travail à vendre, ou le recours à la solidarité du collectif, pour subvenir à leurs besoins. Du fait qu'ils n'ont pas de Capital (culturel ou matériel, en tout cas pas exploitable ni valorisable sur un marché) dont ils peuvent tirer profit. Les précaires qui se perçoivent comme « artistes » ne sont pas en dehors des précaires, ce serait faire un contresens de comprendre comme tel mon discours, je me sens obligé de le préciser tant Pasiphaé a fait dévier (peut être à son corps défendant) le propos sur la question des « artistes » précaires. Ici je me fiche de la manière dont un « précaire » se perçoit et ce qu'il fait de ses journées, car c'est matériellement un précaire, donc déterminé par des conditions matérielles d'existence précaires, objectivables, au delà de son activité culturelle et/ou sociale quotidienne.

Sur le travail :

Tout ça pour préciser que mon discours n'est pas là pour mettre les précaires au pas de la bourgeoisie. Au contraire. Il est là pour replacer au cœur de la question de « la vie d'artiste », la question du travail dans la société de classes en général. A qui profite le travail des uns et des autres ? Travaille-t-on par contrainte, par nécessité, par plaisir, par ambition ? A-t-on le choix de son activité ? De sa rémunération ? A-t-on accès à des ressources matérielles et culturelles, selon quelles contraintes ou quels privilèges ? Travaille-t-on pour soi, pour les intérêts culturels et économiques de quel groupe social ? Ou pour assurer des tâches essentielles à la subsistance de toute la société ?


Citation :
Pour compenser, je touche beaucoup d'alloc, j'avoue,  sans ça je ferai partie de la classe des gens encore plus en dessous, et je ne serai pas là en train d'alimenter ce type de réflexion, j'aurai juste pas l'énergie ou les moyens pratiques de le faire.
C'est exactement là où j'ai voulu en venir. Il n'est pas juste (du point de vue du camp du travail) que certains et certaines soient condamnées aux travaux forcés quand d'autres s'épanouissent dans leur sphère culturelle privilégiée. Le travail forcé devrait être partagé pour que ceux et celles qui y sont contraintes puissent se libérer du temps pour ce qu'ils et elles veulent, qu'il n’agisse  d'art, de science, de loisir ou que sais-je. Et je ne parle même pas forcément d'utilité en fait. Toutes les activités humaines ne visent pas l'utilité économique, et heureusement. Mais celles qui sont absolument utiles, puisqu'elles sont nécessaires, indispensables et contraintes, et par ailleurs si pénibles que seuls ceux et celles qui y sont obligés par le marché les exécutent, ces tâches ingrates devraient être réparties et partagées collectivement. Personne ne devrait avoir un privilège dispensatoire, soit il ou elle artiste, scientifique, enseignante, politicienne, fonctionnaire, propriétaire ou que sais-je. On fait collectivement ce qu'on a à faire d'indispensable et ensuite on voit comment on organise nos activités culturelles sur le temps libre équitablement réparti. De toute façon la culture n'est pas en premier lieu une marchandise économique, elle est un style, une manière collective d'exprimer un mode d'existence. La culture existe de toutes les manières. Artiste ou pas. « L'artiste » n'est qu'une forme particulière de division du travail sur un motif culturel.

La division du travail entre les catégories de travailleurs et leurs conditions d'existence différentes (et les conséquences matérielles de cette division) est au cœur de la réflexion à mon avis. Loin de moi l'idée de fantasmer sur l'abolition de cette division, qui remonte aussi loin que les humains taillent des pierres et que les activités féminines et masculines, des jeunes et des vieux, se sont divisées et spécialisées entre les mains de ces différents groupes dans les populations, de manière plus ou moins inégalitaire, déjà.
Mais cette division fondamentale du travail est un arbre bien touffu et ramifié qui cache une forêt d'inégalités et de rapports de production et d'exploitation qu'on n'interroge même plus.

Tout ça c'est pour la théorie, dans l'idéal.

Je ne prétends pas dire ici comment appliquer cet idéal à la réalité économique complexe, même si j'ai quelques idées. Mais si on est d'accord sur le principe, ça mérité d'étudier comment ce principe peut être mis à l’œuvre dans la réalité, que ce soit de manière révolutionnaire ou progressive. Ce n'est plus qu'une question de méthode et de stratégie politique.

Citation :
Néanmoins le froid, la peur d’être reconduit à la frontière ou la quête d’un abri pour la nuit constituent des freins à la créativité, tout comme être mère isolé, précaire et famille nombreuse est un frein à la créativité. Parce que l’esprit est pris ailleurs, muselé, centré sur une pensée pragmatique, voire, de survie.
Tout à fait. Pourquoi le temps et les ressources accordés à certains et certaines pour devenir des « spécialistes » de la « Culture » devraient être enlevés à d'autres ? Chaque existence a le droit de porter son propre épanouissement culturel et sa propre contribution culturelle, en dehors des cadres de la culture légitime, marchande ou bourgeoise.

Citation :
C’est en ça, je pense, que Lune rouge parle de priorité, qui peut sembler mettre l'art dans la catégorie "inutile", mais je ne crois pas que ce soit son propos.
Bien sûr, l’art est essentiel, je crois que personne ne remet ça en cause ici. Bien sûr qu’il contribue à l’émancipation des population, à son éducation aussi, à son bien être, et c’est important.
Il y a simplement, avant de pouvoir se permettre d’y penser ou de le mettre en pratique, des questions de survie qui se posent pour beaucoup de gens, et sans doute des gens talentueux.
Je te remercie d'avoir bien compris et résumé ma pensée.

Citation :
Encore qu’un artiste, c ‘est quoi ?
Moi je pense que c'est mal prendre le problème que de poser cette question. Parce que ça suppose qu'on définisse arbitrairement ce qu'est l'art, qui a la légitimité à se revendiquer « artiste ». Et du coup, qui a le droit de capter des ressources à ce titre. C'est peut-être un des nœuds du problème autour duquel tourne mon désaccord avec toi Pasiphaé, si tu me lis. Que « l'art » et la « culture » soient utiles ou non, est-ce que c'est la question prioritaire, puisqu'on doit d'abord décider ce qui doit être légitimement considérer comme de « l'art » ou de « la Culture » ? Comment attribuer équitablement et justement, ou au contraire spécifiquement, des ressources à quelque chose de relatif, dont tout le monde est porteur en fait. Dont tout le monde devrait être en droit de bénéficier. La culture n'est pas une activité économique en tant que telle, elle est un processus anthropologique. Ce, même si elle génère des activités économiques symboliques potentiellement marchandisables.

Citation :
Pour ma part enfin, même si je nettoie les chiottes, que je bosse, que je fais mon bénévolat et vis sous le seuil de pauvreté d'ici, à mon échelle j'exploite d’autres gens, je bénéficie, je salis.
Toute la question, si on cherche l'équité et la justice, à mon avis, c'est de savoir comment des services rendus, consentis librement, compensent ou non les services et biens consommés, au sein de la division du travail. C'est de cet équilibre dont il est question pour le camp du travail (contre celui du Capital, donc). Consommer un bien qu'on n'a pas produit, si on rend un service équivalent, ce n'est pas à proprement parler de l'exploitation. L'exploitation c'est tirer une plus-value matérielle, voire symbolique, au cours d'un échange de bien ou de service. C'est tirer des fruits à partir du travail d'autrui, injustement, par contrainte, tromperie, abus, sans son consentement absolu quoi (exit le « contrat de travail » donc, évidement).

Citation :
Je me pose la question : Avec un mode de répartition plus équitable du travail et des privilèges, les inégalités ne finiraient-elles pas par se déporter sur d'autres choses ?
C'est une lutte continuelle que de maintenir une pression sur l'ordre social en faveur de la justice dans une société humaine, observant que la réalité matérielle incline naturellement à « l'injustice ». Le « hasard », du moins l'imprévisibilité pour nous, des conditions de l’existence matérielle est injuste, car la notion même de justice lui est étranger. Ce sont seulement nos subjectivités humaines qui cherchent à contrer cette inclinaison hasardeuse à travers le sens de la justice. Autant dire que le boulot contre l'injustice est considérable et perpétuel, pour ceux et celles qui ne s'en font ni une fatalité, ni un intérêt à la laisser prospérer.

Citation :
On est tous le précaire de quelqu'un et le riche d'un autre, un peu comme les cons. ça c 'est vraiment ma mémé qui le dit par contre !
Désolé mais là par contre, non, pas pour moi, objectivement la précarité ça se mesure comparativement à la richesse matérielle dans laquelle certains se vautrent.
Quand on est en situation confortable mais sans excès, oui, il y a des plus pauvres que nous et des plus riches. Mais tout ça constitue une pyramide qui va de la richesse extrême (indécente, méprisable) à la pauvreté extrême (inacceptable). Et la pauvreté est causée par la richesse qui repose sur elle.
Ce n'est donc pas comme penser relativement que chacun est le « con » de son voisin. Avec la richesse on peut déterminer objectivement qui des deux voisins est réellement, matériellement, le (plus) riche. Et qui tire une richesse du travail des autres (autrement qui exploite qui).





Pasiphaé,
Citation :
j'avoue avoir été emportée par une forme de colère
Aucun souci, chacun sa rhétorique, moi c'est au fond que je m'attache de toute façon.

Citation :
Toutes ces activités produisent des biens ou des services, parfois des choses qui sont à la frontière entre les deux.
Oui et même en reconnaissant qu'une activité produit des biens ou des services, le problème n'est toujours pas résolu. Car on peut trouver des personnes qui fournissent globalement la même activité mais qui ne sont pas du tout considérés et/ou rémunérés pareil. Par exemple un bénévole ou service civique qui assure l'animation d'une radio locale, et un « journaliste/animateur » d'une radio commerciale. Un réalisateur de film connu mondialement et un petit réalisateur. Un haut couturier et une couturière d'artisanat, soit-elle de création. Pour tout un tas d'activités, il n'y a pas de lien entre la valeur matérielle, ou en terme de quantité/temps de travail, de la production et la valeur de la rétribution. Les enjeux symboliques et sociaux qui concernent le contexte de la pratique de l'activité joue un rôle déterminant, allant jusqu'à considérer qu'une activité est, ou est peu ou pas, du travail.  

Par ailleurs, des activités peuvent être productrices de biens et services dont l'existence est réelle, mais dont la nécessité et l'utilité peuvent être relatives voire contestables au regard de certaines valeurs. Par exemple, l'industrie du luxe produit des biens et des services qui sont considérés comme utiles aux riches, ceux qui les consomment. La question de « l'utilité » n'est pas en soi une raison pour légitimer une pratique économique, tout dépend du point de vue de l'observateur et de ses valeurs. Le travail fournit dans l'industrie du luxe est rémunérateur parce que des gens ont les moyens de s'acheter des heures et des heures du temps d'un travailleur pour des objets et services qui demandent des savoirs et des techniques très spécialisées, rares, sur mesure, longue à mettre en œuvre ou avec des matériaux rares qui demandent du temps/travail de recherche. Ce temps pourrait être employé à travailler pour d'autres utilités collectives plutôt que d'être consommé pour une utilité au service des riches.

J'imagine que le parallèle entre le luxe et « l'art » au sens professionnel peut trouver ici une certaine pertinence. Je vois une sorte de biais de « civilisation » ou de raffinement dans le fait de considérer que ces savoirs et pratiques hautement qualifiés auraient une valeur en elles-mêmes, soit-elles de pratiques raffinées porteuses d'un savoir et d'un certain perfectionnement dans la maîtrise. Le luxe ou « L'art » raffiné peut impressionner, fasciner, émerveiller certes, mais pour quoi ? Dans quels intérêts ? Quelles infrastructures économiques, quelles hiérarchies et inégalités dans la production et dans la distribution, permettent d'employer le temps des travailleurs à ces activités hautement perfectionnées ?
Pire encore, des activités économique jugées « utiles » peuvent en définitive se révéler nuisibles selon le point de vue qu'on porte sur elles. Il y a des coûts non pris en compte, délibérément ou non, comme le coût social, le coût environnemental, le coût sanitaire, qui ne sont pas considérés dans l'évaluation de la valeur, de l'utilité, de telle ou telle activité.

Tout ça pour dire que j'entends tes arguments mais que tout ça est très très difficile à démêler, et il faut considérer quasiment au cas par cas le bien fondé, l'intérêt (et le financement) pour la collectivité de telle ou telle activité non essentielle à laquelle on permet à quelqu'un de se consacrer en toute passion/compétence, au détriment d'autres activités.
Avant la bourgeoise même, la noblesse percevait des rentes de l’État monarchique pour des activités qu'elle jugeait utiles et même nécessaires à la bonne marche de la société... Et les « arts » raffinés, élitistes, qu'ils aient été considérés comme d'utilité ou de simples divertissements, qu'ils aient été produits ou consommés par la noblesse au sein de la cour, occupaient une place importante. Une économie de cour hautement raffinée mais parfaitement dispensable financée par l'impôt et assurée par l'exploitation des roturiers, une charge de travail incontestablement supplémentaire aux autres tâches de production pour cette partie de la population.

Citation :
Nous sommes dans des sociétés tellement spécialisées

Oui ça c'est le cœur du problème pour moi. Dans les interstices de la « spécialisation » se cache souvent (toujours?) l'exploitation. Comment concilier division du travail et lutte contre l'exploitation, qui plus est à un tel niveau de division. Les activités sont elles complémentaires (et égalitaires), ou certaines activités sont-elles greffées à d'autres par l'exploitation ?

Citation :
la recherche fondamentale, ou d'une personne dont le rôle est d'encadrer une équipe, ou, tout en amont d'une chaîne de production, de développer des logiciels et des procédures qui l'optimiseront.
Ce niveau de division doit être pour moi justifié pour répondre en premier lieu à l'intérêt des travailleurs en amont. Dans l’absolu je ne nie pas que toutes ces activités périphériques et subsidiaires à l'activité de production elle-même puissent être intéressantes. Mais, dans les faits, à qui profite ces activités ? A leurs praticiens qui jouissent d'une position sociale et de rétributions privilégiées, en lien direct avec cette activité de choix ? Oui certainement. Aux propriétaires des moyens de production qui s'offrent des gains de productivité permettant un accroissement de leur richesse ? Encore plus certainement. Aux travailleurs extérieurs, qui indirectement obtiennent des prix plus bas ? Possible. Aux travailleurs de l'entreprise sur qui cette richesse ruissellerait ? Ça reste à prouver....
Actuellement les grandes surface tendent à remplacer les caissières par des caisses automatiques. Est-ce que les prix sont plus bas ? Est-ce que les caissières sont mieux payées ? Est-ce que « l'expérience client » (mdr) est améliorée ? Non, soit tu travailles gratuitement à t'encaisser toi même, soit par solidarité tu attends une plombe devant les quelques caisses qui s'ouvrent encore, entre « prioritaire » et « pass spécial client fidèle »...

*

Citation :
tu définis l'art comme une activité de loisir (individuelle ou collective) : on peut penser par exemple aux jeunes filles de la bourgeoisie du XIXe siècle qui jouaient du piano, ou aux lettrées de l'aristocratie japonaise qui écrivaient des poèmes.
il ne faudrait pas non plus négliger le rôle social de ces tâches ; les femmes, dans la bourgeoisie comme dans les autres classes, assument une forme de travail qui longtemps n'a pas été reconnue comme telle : le travail du lien social
Pas trop d'accord avec cette analyse pour le coup. Le lien social, il est d'une qualité telle ou telle, mais il n'existe pas de société sans « lien social ». C'est d'ailleurs le même reproche que je fais au raisonnement sur la « Culture » institutionnelle en fait. Le lien social, comme la culture, sont des processus immanents à la vie humaine en société. On ne peut pas les originer ni les enfermer ou les reléguer dans le « travail » d'untel ou unetelle. Même si je suis d'accord, il est possible d'attribuer à des personnes ce qu'on considère être comme un travail qui aurait pour objet l’entretient ou la transformation de ces processus immanents. Dans une société, strictement tout le monde est, par défaut, par nature, un « travailleur » du lien social et de la culture (plus ou moins efficace peut-être), c'est bien ça le nœud du problème, une nouvelle façon de le formuler pour moi.

Citation :
Cela peut faire hausser les épaules car on parle de bourgeoises
ça me fait hausser les épaules car le concept de « travail », déjà plus que flou, devient complètement dissout dans le processus de vie sociale. Je trouve beaucoup plus intéressant si on va de ce côté là, de se focaliser sur des tâches concrètes qu'on trouve dans ce que certains appellent les « métiers du lien » ou du « care », en tant qu'ils sont des professionnalisations d'activités auparavant intégrées à la vie sociale. Du travail quotidien, intégré, domestique, devient du travail professionnel (pour diverses raisons, qui tiennent à la division et à la spécialisation toujours plus grande, pendant que certains travaillent, il faut bien que d'autres s'occupent du soin des travailleurs malades, des génération futures et anciennes, ici on peut voir une sorte de symétrie/réciprocité par la base, comme c'est le cas de manière informelle dans les sociétés « traditionnelles » ; mais on peut aussi considérer que certains ont les moyens de se payer les services d'une classe subalterne, qui elle, en plus de travailler au soin ou à la production des classes dominantes, devra garantir par elle-même, en plus, le soin de ses membres et racheter sur le marché la/sa production dont elle a besoin pour subsister).

Citation :
« Les "commères", ces femmes qui bavardent sur le pas des portes ou dans les lieux publics, assument un lent et patient travail de maillage social indispensable au maintien de la communauté. »
Mais on sait qu'en chaque membre d'une communauté se cache une potentielle commère. Je trouve cette thèse exclusive plutôt spéculative.

Citation :
ici, il n'est pas question de pratiques de loisirs, mais d'une industrie à part entière, l'industrie culturelle
Ce n'est pas une évidence. Une industrie peut être greffée sur l'exploitation d'autres industries comme c'est le cas pour l'industrie du luxe. Une industrie greffée sur l'exploitation ne crée pas d'emplois et ne crée pas de richesses pour les travailleurs. Elle oblige toutes les classes subalternes à travailler plus que de besoin pour produire toujours plus de biens et de services qui serviront à la compétition sociale des classes dominantes. Cette « création d'emploi » oblige juste les subalternes à travailler pour rien, et plus que nécessaire, pour des produits qu'ils ne pourront pas consommer eux mêmes.
L'industrie de l'art et de la culture d'élite, ainsi que l'industrie du luxe, me semblent obéir à ces impératifs sociologiques bien plus qu'à servir l'épanouissement culturel des classes populaires et laborieuses. Et les marchandises culturelles consommées massivement sont avant tout des marchandises subsidiaires. L'industrie culturelle génère tout un tas de produits plus ou moins inutiles à ceux et celles qui les possèdent, qui servent à s'offrir ou à se faire plaisir selon les règles et obligations sociales, et qui permettent à des firmes de la culture d'exploiter plus ou moins le patrimoine commun et le travail « d'artistes » dont la survie repose sur la capacité de cette industrie à capter les ressources de la société.

Mais il existe des « arts » et des cultures qui sont des cultures populaires ou des contre-culture qui échappent à cette marchandisation, qui sont créées pour et par les acteurs. C'est le cas des cultures hip hop à l'origine, punk, c'est le cas ici sur ce forum, c'est le cas dans les traditions orales, le conte populaire si je ne m'abuse. Il y a tout un revers de la culture qui est éclipsée par la culture marchandisée et professionnalisée. Et le temps qu'on accorde à untel ou unetelle pour se « spécialiser » comme producteur culturel, c'est du temps qu'on retire à un autre travailleur qui devra assumer les tâches que le producteur culturel n'assumera pas. Est il consentant ? A-t-il eu le choix ?

Quelle loi indique qu'une culture de spécialistes vaut mieux qu'une culture populaire endémique ? Qui décide qu'un « artiste » de la musique a un droit supérieur à accéder à du temps libre pour la pratique de la musique qu'un musicien du dimanche, de village ?

Moi j'ai passé des moments d'émotions musicales, aussi, sinon plus forts, à traîner dans la rue en fin de soirée de festival à écouter des lambda sortir un violon et un accordéon pour enflammer les dernières âmes survivantes, qu'à étouffer aux premiers rangs de la fosse d'un concert de Maiden à Bercy. Il n'y a pas de lien entre la valeur de la culture et la professionnalisation des producteurs. Je fais mien l'aspiration des situationnistes, dans la ligne de la critique de la société du spectacle, à chercher à replacer l'art et la culture dans le quotidien des classes populaires, des travailleurs essentiels actuellement exploités (les classes dominantes c'est pas mon souci, et leur art non plus, il ne vaut rien s'il repose sur l'exploitation de populations privées de temps et de choix pour produire leur propre existence culturelle autonome).

Citation :
Cette industrie, dans une société très spécialisée, est chargée de produire, diffuser, valoriser, conserver, penser les biens culturels – elle est donc constamment à cheval entre production de biens et de services utiles au reste de la société.
Chargée par qui au juste ? Par qui et pour qui ? C'est la question qui m'intéresse avant tout. Elle peut bien produire et rendre des choses, ce que je ne conteste pas, perçues pour utiles assurément par certains et certaines, mais au nom de qui, sur quelles réalités/déterminants économiques et démocratiques reposent ces pratiques ? Quel rayonnement culturel est promu par le pouvoir et le Capital ? C'est ça que j'interroge.

Citation :
Nos sociétés sont d'immenses consommatrices de biens culturels : ça va des romans jeunesse aux jeux vidéos en passant par les séries Netflix, les concerts de rock, la danse classique, les "classiques" de la littérature enseignés dans le secondaire... cette industrie suppose des rôles très spécialisés, des études, une forme d'acquisition de compétences.

Nos sociétés sont d'immenses productrices et consommatrices de marchandises quelles qu'elles soient, effectivement. Mais quelles conséquences ? Le principe de l'économie capitaliste est de produire à la chaîne toujours plus de marchandises à partir de toujours plus de ressources exploitables (humaines et matérielles). La culture est pour elle une ressource comme une autre. Mais à quel profit ? Sur quoi repose cette industrie ? On peut attaquer cette industrie sans pour autant attaquer la culture en soi. Ce peut même être un  positionnement politique de défense de la culture pour ce qu'elle est essentiellement, universellement, et pas exclusivement selon les modalités de l'économie néolibérale.

Citation :
On ne peut pas enseigner le théâtre du 17e siècle sans s'être longuement formé·e pour ça
Mais qui ça intéresse ? Et pourquoi ceux et celles que ça intéresse ne pourraient pas le faire sur leur temps libre ? Et pourquoi ceux et celles qui n'ont pas de temps libre seraient privées de s'y intéresser ? On n'est pas obligé de consacrer tout son temps et d'attribuer toutes ses ressources pour se former à une activité. Laisser penser qu'on a besoin de professionnels à plein temps pour assurer le développement d'une activité, c'est un sophisme. Rien n'empêche d'organiser et répartir équitablement un certain nombre de tâches prioritaires, puis de laisser chacun et chacune se spécialiser ou pas dans un domaine ou des domaines de son choix.

L'économie actuelle est fondée sur la compétition sociale. Ceux et celles qui aspirent aux activités les plus désirables (les plus valorisées symboliquement et matériellement) sont mises en concurrence selon une logique pseudo-méritocratique fondée sur l’acquisition et l'exploitation d'un capital économique et culturel. Ce sont les perdants de cette compétition qui sont obligés à l'exploitation par le reste de la société. Ils ont une double peine : leur travail est le moins rémunéré, et il est le moins épanouissant. Et c'est sur cette faible rémunération que repose le reste de l'économie. Si ce travail était beaucoup mieux rémunéré, les gens qui l'effectuent auraient moins besoin d'y consacrer du temps, il faudrait donc que les autres s'y collent un peu pour effectuer la même charge de travail, et les travailleurs effectuant ce type de tâches laborieuses pourraient ainsi se dégager du temps pour des activités culturelles spécialisées ou non. Pour moi ce qui prévaut actuellement n'est pas satisfaisant, c'est même parfaitement injuste.

Citation :
on ne peut pas faire du montage vidéo à destination du cinéma sans s'être longuement formé·e
Mais tu te places dans le paradigme d'une mythologie progressiste et technophile de la culture ici. Moi je suis prêt à sacrifier le cinéma si la condition d'existence du cinéma c'est l'exploitation (et pourtant j'ai d'immenses affinités avec ce médium). Car ce qui m'occupe ici, ce n'est pas tant le moyen de la culture, ses formes innombrables et contextuelles, que la culture elle-même, son accessibilité et son éthique politique. La culture ne se réduit pas à ses moyens d'expression, ou en tout cas, elle s’interprète dans n'importe quel moyen à disposition des humains qui la portent, des plus organiques aux plus virtuels en passant par les plus mécaniques ou électroniques.
Et puis même concernant le cinéma je ne suis pas vraiment d'accord avec toi. Le cinéma est à la portée de presque n'importe qui en Occident du moins, des courants dans l'histoire du cinéma ont même revendiqué cette aspiration populaire. C'est une forme, un mode de production particulier dont tu parles, ultra spectaculaire, très hiérarchisé et industriel. Il y a des tas de modalités possibles de la production cinématographique qui n'obéissent pas à une vision évolutionniste et commerciale du cinéma.  

Citation :
on ne peut pas danser une chorégraphie de Pina Bausch
Et alors ? Pour danser on a seulement besoin d'un corps et éventuellement d'une culture importée ou endémique. La chorégraphie d'élite c'est pas du tout l'horizon intemporel de « la danse ». Ce n'est pas l'aboutissement de cet art.

Citation :
n'avons-nous besoin ni de romans jeunesse, ni de cinéma, ni de jeux vidéo, ni de musique ? car sans les métiers (quelles que soient les conditions matérielles souvent déplorables dans lesquelles ils sont exercés) nécessaires au fonctionnement de l'industrie culturelle telle qu'elle existe aujourd'hui, ils ne pourraient pas se transformer en hobbies de temps libre et garantir une même qualité de production.

Je suis très peu familier, et pour le moins réticent, à l'idée de « qualité » culturelle. J'ai l'impression, même si je me répète, que ton argumentaire repose en bonne partie sur ce biais mi évolutionniste/progressiste, mi ethnocentriste.

Citation :
Et sans doute, beaucoup de petits commerçants ne troqueraient pour rien au monde leur quotidien contre celui d'une danseuse de l'opéra, ou contre celui d'un·e assistant·e d'édition qui passe sa journée à mettre des textes en page.
Oui c'est possible. C'est que l'analyse impose, du fait de la complexité que je décrivais plus haut, la nuance et la précision. Le petit rat de l'opéra obéit à un complexe culturel sur lequel elle(/il) n'a pas son mot à dire. C'est une ouvrière de la danse en quelque sorte, même si elle aime en partie ce qu'elle fait et y retire un certain prestige. Le capital qui finance son activité et la rémunère exploite sa personne de manière plus ou moins consentie, en exerçant une autorité et une pression plus ou moins forte sur son esprit et son corps. Et on pourrait en dire de même pour tous les ouvriers et ouvrières des industries culturelles qui n'ont, pour subvenir à leurs besoins, que leur force de travail culturelle à vendre au Capital qui les exploite. Il les exploite pour satisfaire les plaisir d'une certaine classe sociale qui a le goût et les moyens de ce payer cet art, ou pour les besoins purement commerciaux des industries culturelles de masse. De même pour l'assistante qui exerce du travail culturel à la chaîne.

Pour moi ce qui est commun à ces positions que tu évoques, c'est qu'elles sont en partie dépossédées de leur activité pour répondre au besoin d'une autorité hiérarchique, que ce soit le marché à travers les employeurs lucratifs, ou une classe sociale particulière qui les emploie pour des prestations privés. Et ces autorités ne sont pas sans imposer leurs propres normes et valeurs sur la production, pour des besoins idéologiques ou mercantiles.

Donc la question que je pose c'est ; tout ça pour qui et pour quoi ? Quelle est la force idéologique et économique qui entraîne toute cette économie ?

Pourquoi la danseuse ne danse pas pour elle et (avec) les siens ? Pourquoi l'édition impose de telles conditions à une assistante ? Pour quels intérêts ? D'où provient la manne financière qui permet à toutes ces activités de se développer ? Pourquoi la culture et ses acteurs semblent pour une grande partie prisonniers/contraints dans cette économie ?

Moi je veux pas moins de culture dans la société (cette question n'a pas de sens si tu me suis), je défends ici une expression culturelle autonome et populaire. Et je pense qu'un des facteurs, sinon le facteur, de l'inégalité culturelle, ce n'est pas de « rendre accessible » une certaine culture produite par des professionnels au bas peuple de travailleurs, c'est de rendre les moyens de production et de consommation de la culture à toutes et tous en les libérant (en partie) des tâches auxquelles ils et elles sont assignées. Et en réintégrant dans la vie sociale, en resocialisant, la dimension culturelle que le marché et les propriétaires se sont appropriés.

C'est pourquoi la répartition du temps hors les tâches de subsistance me préoccupe.
Les humains produisent de la culture dès qu'ils ont du temps à perdre. Dans les sociétés « traditionnelles », l'art s’immisce dans le moindre objet du quotidien, il se confond avec l'artisanat, il véhicule dans la culture matérielle et immatérielle, la vision du monde du collectif.
Pour s'approprier symboliquement les moyens de production sur lesquels ils travaillent, certains ouvriers utilisaient sur le temps hors « travail » (ou contexte de grève ?) les machines et les matériaux disponibles pour produire des objets à eux (je sais plus comment s'appelle cette pratique, si quelqu'un sait....). Une pratique culturelle par eux et pour eux qui correspond à leur environnement socioculturel.

Ce qui m'intéresse c'est d'interroger le fait que tout le monde n'a pas le même temps à perdre pour s'exprimer culturellement. Car certains et certaines sont proprement dépossédés de leur temps. Les « artistes » pros maîtres de leur production ont ce double privilège d'avoir du temps quasiment plein à consacrer à leur expression culturelle, et par ailleurs de voir cette expression répandue dans la société depuis une position surplombante, dominante. Même chose pour les industries culturelle qui financent des idéologies et des esthétiques particulières.

Tout le monde a des choses à dire, à faire entendre, mais certains et certaines accèdent à des moyens de production et d'expression reconnus alors que d'autres non. Ce qui produit un double effet de légitimation de la culture des « artistes » reconnus et symétriquement une négation de la culture des « non artistes » en tant que telle. C'est un problème supplémentaire.


Citation :
Si j'étais dictatrice, je supprimerais tous les bullshits jobs pour les réassigner aux métiers du care, aux métiers de production de biens essentiels (qui verraient ainsi leurs heures travaillées largement divisées) et aux métiers... de la culture
Oui voilà, si on libère du temps aux gens qui sont contraints à une activité de production pour des raisons de subsistance (ils sont donc exploités puisqu'ils sont contraints plus que d'autres à produire, peut importe quoi), on produit mécaniquement une disposition équitable à la culture, à la passion et/ou aux loisirs dans la population. C'est précisément là où je voulais en venir.

Mais il faut justement s'attacher à ne pas produire tout et n'importe quoi selon les intérêts d'un marché organisé par les propriétaires/capitalistes, si on ne veut pas épuiser la force de travail du collectif (en réalité des classes subalternes). Pour que certains et certaines puissent produire n'importe quoi pour le Capital, il faut que d'autres se chargent (à plus forte raison) de produire ce qui est absolument nécessaire. Tout le monde perd du temps dans l'histoire (donc du temps à consacrer à la culture), sauf ceux qui s'enrichissent et peuvent se payer du temps de travail d'autrui. C'est le principe de l'idéologie de la croissance en fait. On est censés travailler et innover dans tous les sens pour accroître les supposées « richesses » de la société, mais dans quel intérêt ? Au profit de qui ? Selon quel projet ? Quelles valeurs ? Quels en sont les implications sociales, écologiques, démocratiques, politiques ? Les coûts cachés ?


Citation :
En fait je crois que ce qui me dérange, c'est cette idée qu'un travail qui rend heureux·se, un travail plaisant (et aucun boulot, même dans l'industrie culturelle, n'est entièrement plaisant), quelque part, ôte à certain·es. Il faudrait penser le problème totalement à l'envers ! il est aujourd'hui matériellement possible, à l'échelle mondiale, d'assumer les tâches pénibles en beaucoup moins d'heures travaillées qu'autrefois (et avec une pénibilité moindre). S'il existe toujours des classes laborieuses victimes du travail, ce n'est pas à cause des artistes ou des gens heureux de travailler, c'est à cause d'une répartition inégalitaire des ressources, des services et du travail.
Mais tu ne peux pas renverser cette réalité comme ça justement. Ce n'est pas parce que la mécanisation diminue la pénibilité de certaines tâches et accroît certains rendements qu'il ne demeure pas un certain nombre de ces tâches dont le temps à consacrer reste non nul. C'est comme si on disait que dans notre maison théorique on avait investi dans un lave vaisselle et une machine à laver. Oui le temps de travail nécessaire à accomplir ces tâches est diminué, mais il faut toujours ranger la vaisselle et mettre le linge à sécher et le ranger. On peut considérablement alléger certaines tâches mais pour le moment on est loin d'être dans un monde libéré de tout travail essentiel. Et par ailleurs il faudrait observer et comprendre si de nouvelles tâches ne viennent pas remplacer les tâches mécanisées dans la mesure ou la société de croissance se créée de nouveaux besoins.
Par exemple il a fallu fabriquer la machine à laver et le lave vaisselle, et il faut continuellement l'alimenter en électricité, qui suppose un réseaux technologique lui aussi supporté par une main d’œuvre et des matières premières.
Perso je ne sais pas si le coût de fabrication d'un lave vaisselle vaut l'économie de travail qu'il procure. Je n'ai pas de données. Ce que je sais par contre, c'est que les gens qui achètent des lave-vaisselles en Europe son très rarement ceux qui les produisent, ceux qui produisent les matières premières. Et c'est comme ça pour l'intégralité des objets nombreux (le mot est faible) qui nous entourent.

Donc vraiment je ne sais pas. Je serais très curieux de savoir. Mais dans tous les cas, se persuader que les gens qui vivent de « la Culture », d'un travail qu'ils ont choisi en « gagnant » leur place sur un marche du travail et du capital culturel concurrentiel, que ces personnes ne captent pas des ressources au détriment des « perdants » du marché du travail, je pense que c'est se leurrer et se condamner à une impasse dans l'analyse matérialiste.

*

Sur les profs:

Citation :
De la même manière, on peut dire aux écrivain·es qu'iels ne méritent pas, comme les autres artistes, le statut de l'intermittence, car après tout, c'est une passion d'être en train d'écrire son roman. Bah en fait, non. Tous les êtres humains ont le droit à des conditions de vie dignes, à des revenus corrects, et à une reconnaissance de leur rôle social.
Tous les êtres humains devraient avoir le droit de passer leur vie à écrire ou à danser, à jouer et à se divertir sans se soucier du lendemain, mais dans la réalité matérielle actuelle, ce n'est pas possible... Ce n'est pas une question de dignité mais de conditions matérielles d'existence des uns et des autres. Sans quoi la dignité supposée des uns se gagne au prix de celle des autres. C'est mathématique.  

Moi je vois pas pourquoi les écrivains et écrivaines, les « artistes », auraient par principe une dérogation à capter des ressources que les autres ont produits, par respect de leur dignité « d'artiste ». Dans ce cas n'importe qui peut invoquer n'importe quoi qu'il estime utile et essentiel à la société, sinon simplement à lui-même, pour quoi la société devrait l'entretenir sous peine de violer sa dignité. Dans un monde où les ressources ne tombent pas du ciel et où le travail et sa charge matérielle sont très iniquitablement réparties, je ne vois pas comment un tel positionnement se justifie. Je ne peux m'empêcher de conclure que ce raisonnement, même si ce n'est pas sa visée, conduit avant tout à assurer les intérêts de ceux qui en profitent.

Citation :
un·e écrivain·e qui anime un atelier d'écriture en médiathèque, une personne qui gère les entrées dans un festival, une autre qui anime les réseaux sociaux d'un média de critique culturelle, elles ne mettent pas les mains à la pâte ? c'est ça qui me dérange un peu dans ces raisonnements, l'idée que les secteurs culturels transformeraient, magiquement, toutes les tâches qui les font fonctionner en jeux, en loisirs, en plaisirs.
Bah comparé au travail d'un ouvrier, d'un paysan ou d'une femme de ménage, c'est un grand privilège que d'avoir eu le choix de pouvoir gagner sa vie avec de telles activités. Désolé d'avoir à le dire ainsi, pour moi ça crève les yeux. Un tel travail, l'opportunité même de vivre d'un tel « travail », c'est une ressource en soi, rare et convoitée, à laquelle beaucoup de monde aimerait se sentir le privilège d'avoir accès.

Citation :
Je suis désolée par contre, je n'ai pas le temps de répondre plus en détail point par point, et je m'excuse de ma véhémence si elle est perçue comme telle.
Non non, aucun souci on discute Wink

J'avoue que j'ai mis du temps à réfléchir et à répondre, j'ai pensé contre moi même pour ne pas céder rapidement à ton argumentaire. J'ai suivi mon intuition critique et matérialiste, finalement. Je reconnais que ma réflexion a une forte dimension théorique et idéale, au regard de la réalité économique actuelle. Mais je pense que c'est essentiel de chercher à comprendre et à démêler ce à quoi on a à faire fondamentalement si l'on veut commencer à tirer des enseignements pratiques sur le réel. Sans quoi on risque de se faire abuser par des biais idéologiques ou des erreurs d’appréciation. La théorie permet de faire des expériences de pensée (comme la société-maison) dont on peut secondairement tirer des implications dans les situations réelles plus complexes ou confuses, avec des données réelles. La réalité économique contemporaine n'étant pas appréhendable entièrement et telle quelle, ma réflexion se veut plutôt comme un outil critique ouverte sur la place de cette position sociale indéfinissable « d'artiste », et plus largement de « producteur culturel spécialisé » dans la ou les sociétés.
 
Jdoo
   
    Masculin
   Nombre de messages  :  5060
   Âge  :  57
   Localisation  :  Paris
   Pensée du jour  :  Three blinds rabbits.
   Date d'inscription  :  05/11/2017
    
                         
Jdoo  /  Maîtrise en tropes


c'est effectivement un privilège d'aller aux théâtres, aux cinémas, aux musées etc. Parce qu'effectivement ça veut dire qu'on a le temps d'y aller, l'argent et aussi que l'on est dans un pays stable qui favorise les spectacles et les événements culturelle, et je profite de ce privilège et j'en suis très reconnaissant. A partir de ça on peut avoir deux approches : soit on étend ce privilège à plus de monde possible et à ceux que ça intéresse (ce qui implique qu'il y aussi un démarche pour les y intéresser et ça ne se fera pas sans idéologie, (en fait rien ne se fait sans idéologie, personne n'est hors sol), et cette approche existe en France, depuis les années 70, voir Mnouchkine, Vilar, Brooke, la nouvelle vague au cinéma etc... ce ne sont pas les exemples qui manque et en général ce sont des démarches qui sont qualifié de gauchiste, soit cela reste élitiste et cela existe aussi en France, par exemple l'accès à l'opéra de Paris, comédie Française, Odéon (qui sont pourtant des théâtres nationaux et en général largement déficitaire donc financés par l'état) endroit qui sont difficiles d'accès (notamment sur le prix des places, certes il y a quelques places à bas coûts, mais c'est un véritable parcours du combattant pour les obtenir).
Ce que l'on pourrait considérer comme dramatique ça serait de dire "comme cette forme d'art est élitiste, alors je la décrète inintéressante et je la délaisse, voir je l'interdit", là aussi c'est de l'idéologie. En soit qu'un quidam lambda déclare ce genre ce chose, n'est pas très grave, là où effectivement cela deviendrait dramatique c'est que cela devienne une doctrine d'état. Personnellement - et la aussi j'affirme un point de vue idéologique - j’espère que ça n'arrivera jamais. Enfin que l'on puisse danser, écrire, peindre de façon dilettante et pour son plaisir et que cela reste dans le cadre privé, je n'y vois personnellement aucun inconvénient, et je trouve ça plutôt bien et là aussi ça relève d'une politique de démocratisation des arts, mais je ne vois pas pourquoi cela devrait se faire au détriment de la professionnalisation des artistes ? C'est du ressentit, mais je préfère tout de même largement un spectacle de pro que d'amateur. La qualité est tout de même pas tout à fait la même (je dis ça sans offense aux amateurs).
https://julesallea92.wixsite.com/image
 
   
    
                         
Contenu sponsorisé  /  


 

 Comment vivent les écraivain.e.s ?

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut 
Page 2 sur 2Aller à la page : Précédent  1, 2

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Forum des Jeunes Écrivains :: Dépendances :: Discussions générales-